Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/593

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
583
burdeau. — le tragique comme loi du monde

mule, l’impératif catégorique ; de cette formule, on déduit selon le besoin du moment telle formule qui convient à la situation, et voilà les conflits de devoirs apaisés. Mais ces habiles gens, pourquoi donc ne fournissent-ils pas au pessimiste des exemples précis ? pourquoi ne montrent-ils pas les devoirs qu’ils ont su concilier, sans faire tort à l’un ni à l’autre ? Et quant au peuple, eh bien ! il a raison de croire au salut final : ne faut-il pas qu’il se leurre de cet espoir, pour s’attacher à l’existence, pour ne point soustraire à la misère universelle ses victimes ?

La tragédie n’est donc, comme la vie, qu’un conflit insoluble de devoirs. S’il est, en ce point, une différence entre le théâtre et la réalité, c’est que celle-ci est plus sombre : sur la scène, le héros garde du moins quelque majesté, et le dénouement viendra mettre une fin à ses tortures ; mais, dans la vie, la crise est souvent avilissante et toujours sans terme. — Voilà le héros de la tragédie réelle pris entre deux devoirs : que fera-t-il ? Agir, c’est manquer à l’un de ces devoirs ; hésiter, c’est les violer tous deux. Il se débat dans ce problème inextricable ; et s’il se décide, ce ne peut être par une préférence raisonnée, c’est pour se délivrer de cette angoisse ; c’est en désespéré qu’il se jette dans l’action, tête baissée, aveugle. Disposition funeste et féconde en crimes involontaires ! Hamlet hésite entre le respect de sa mère et la vengeance de son père ; l’ombre apparaît ; il s’arme, il tue ; il tue Polonius, l’innocent de la pièce. Ainsi, dès que le devoir double est apparu, « chaque pas est une transgression, » la vie une accumulation de remords. — Parfois encore, plus scrupuleux, le héros ne veut point, pour se délivrer de son doute, se hâter de sacrifier un de ses devoirs, et, pendant qu’il cherche à les concilier, les circonstances changent, l’occasion d’agir s’est dérobée ; un nouveau problème, un nouveau dilemme vient s’offrir à lui : qui sait s’il s’en tirera mieux ? Cependant le vulgaire le voit tergiverser et le raille. Si le héros regarde au dedans de lui-même, il trouve le remords ; et au dehors, la honte. Il faut qu’il en vienne à ce point, de se mépriser. « L’enfer » commence pour lui et ne finira plus (p. 58-60)[1].

Or, pourquoi est-il tombé jusque-là ? Pour cela seulement qu’il a voulu, qu’il a « actualisé la volonté », tant il est vrai que le conflit tragique est de l’essence du vouloir. Il a voulu, sachant que toute volonté est divisée contre elle-même, que tout devoir est double, qu’il faut en respecter les deux parties, et que cela est impossible ;

  1. Pour éclairer cette théorie, je ne vois pas de meilleurs exemples que certains caractères des tragédies de Gœthe : surtout Clavijo, le Ferna.nd de Stella, et le Weislingen de Goetz de Berlichingen.