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burdeau. — le tragique comme loi du monde

le pessimisme deviendrait une doctrine consistante et capable de vivre.

Le tragique est l’état d’une volonté divisée contre elle-même : entendez d’une volonté digne de ce nom et autonome. Car, pour ce qui est de nos désirs, de nos aspirations à un bonheur positif et naturel, de leur absurdité profonde et de leurs échecs inévitables, il n’y faut voir que la caricature du tragique ; et c’est d’ailleurs là un domaine dont le pessimisme, même vulgaire, s’est emparé depuis longtemps. Le tragique véritable n’apparaît que dans un être arrivé à la vie morale ; il naît d’un conflit entre deux devoirs. Or la vie morale n’est qu’une suite de conflits pareils. Sans doute, l’homme du commun, que guident la loi religieuse, la loi civile et les préjugés publics, ignore de tels combats : ces règlements auxquels il est soumis lui offrent une solution toute faite et décisive, pour chaque cas de conscience ; la route à suivre est toujours ouverte devant lui, droite et sans carrefour. Mais aussi n’est-il point un être moral, car il ne s’est pas fait sa législation. Le premier pas qu’il ait à faire dans la voie de la moralité vraie, ce sera donc de fuir cette hétéronomie et de se demander s’il est un devoir et quel il est. Et aussitôt commence en lui une lutte entre l’ancienne loi, si vénérable aux yeux des autres et qui l’était naguère à ses propres yeux, et la loi nouvelle, encore inconnue et douteuse. Ce premier déchirement tragique sera le signal et la rançon de l’avènement d v un nouvel élu à la vie morale (p. 24-ss.). — Dès lors, à chaque action nouvelle, ce sera une nouvelle tragédie : car qu’est-ce que de se créer un devoir, sinon de tenir conseil avec soi-même, d’hésiter entre le pour et le contre, entre cette décision-ci et celle-là, de choisir entre deux devoirs contraires ? — Enfin, puisque la moralité commence par l’ignorance du devoir, et puisque les cas à résoudre sont fréquemment assez compliqués pour embarrasser, surtout un novice, il est inévitable que le nouvel être moral se trompe et tombe dans des fautes, et tout aussitôt le voilà pris dans un entrelacement de devoirs opposés, dans des devoirs doubles (Doppelpflichten), car telle est la suite ordinaire de tout acte coupable. — Le conflit tragique n’est point dans la vie morale un accident ; il en est la forme constante.

La réalité nous en fournit d’assez frappants exemples : le tourment de ce citoyen, appelé à défendre son pays et placé entre son devoir de soldat et son devoir d’époux, de père, de fils ; le déchirement de cœur de cette veuve, pauvre, chargée d’orphelins, qui ne peut vivre sans un protecteur, un second mari, ainsi tiraillée entre sa fidélité au mort et son amour pour ses enfants : qu’est-ce que tout cela, que des tragédies ? et de quelle autre chose la vie est-elle remplie ?