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monde extérieur. Ici donc était sans doute le meilleur point pour passer de la perception à la conception. Secondement, comme ils ne furent pas émis par un homme solitaire, mais par des hommes associés dans la même action, ces sons ont cet autre grand avantage qu’ils sont en même temps intelligibles. On ne peut nier que les arguments de M. Noiré en faveur de sa théorie ne soient bien puissants ; il n’y a pas de doute non plus que, comme la plupart de nos outils modernes trouvent leurs types primitifs en des habitations creusées et en des huttes lacustriennes, une grande partie de notre vocabulaire ne puisse être dérivée et qu’elle n’ait été dérivée des racines, qui désignaient des actions aussi primitives que bêcher, couper, frotter, tirer, frapper, tisser, ramer, etc.

Mon doute unique est de savoir si nous faisons bien de nous restreindre à cette seule explication, et si un fleuve si grand, si large et si profond que le langage, n’a pu avoir plus d’une source ?

Le langage humain, par exemple, a dû exprimer bientôt non-seulement des actions, mais aussi des états, ou même des souffrances. M. Noiré a expliqué lui-même que toute l’action de nos sens admet une double application, l’une active et l’autre passive. Nous écoutons activement, nous entendons passivement ; nous observons activement et nous percevons passivement ; nous sentons et nous flairons, nous aspirons et nous percevons des odeurs désagréables ; nous tâtons et nous sentons ; nous goûtons pour connaître une saveur et nous goûtons quelque chose d’amer, si nous le voulons ou malgré notre désir. Quoique ces deux côtés soient souvent exprimés par le même verbe dans le langage moderne, il y a eu, sans aucun doute, au commencement, une claire distinction entre les deux concepts. Entendre signifiait probablement vibrer, être mu, être frappé, et la racine kru ou klu, qui signifie entendre dans toutes les langues ariennes, pouvait avoir été en connexion avec d’autres racines, comme kru, frapper, krad, sonner. Où nous disons : j’entends le tonnerre, l’expression ancienne peut avoir été : je tressaille, je tremble du tonnerre, d’où provient l’ancienne construction de tels verbes avec l’ablatif ou le génitif, conservée dans le sanskrit ou le grec, pendant qu’audire en latin a perdu toute trace de l’ancien concept et gouverne l’accusatif commun. Ecouter, dans le sens actif de veiller, observer, tendre l’oreille (ausculto), pouvait avoir été exprimé par une racine qui était en connexion avec le bruit sourd de la respiration d’une multitude rassemblée qui attend quelque grand événement. Au lieu de cela, nous trouvons qu’en sanscrit il est exprimé d’une manière détournée, srush, entendre, une espèce de dérivé de sru, entendre, existant encore dans le mot anglais to listen, anglo-saxon hlosnian, hlystan.

En quelques points, les idées de M. Noiré s’approchent de la théorie interjectionelle. Il est, par exemple, difficile de déterminer si la racine ann, étouffer, doit être désignée comme interjectionnelle ou comme mimétique, ou si elle fut, selon l’opinion de M. Noiré, produite par la