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outre, jusqu’à nos jours, nous avons encore dans les gratifications et les cadeaux d’étrennes aux domestiques, etc., les restes d’un système où des présents étaient ajoutés aux rémunérations fixes, système ayant remplacé un autre où ils constituaient l’unique rémunération. Ainsi on voit assez clairement que si les présents offerts par les sujets donnent naissance dans la suite aux tributs, aux taxes et aux honoraires, les dons faits par les chefs produisent dans la suite les salaires.

Nous devons ajouter quelques mots touchant les présents échangés entre ceux qui ne sont pas l’un vis-à-vis de l’autre dans la situation de supérieur et d’inférieur. Cela nous ramène à la forme primitive de l’échange de présents, tel qu’il a lieu entre des personnes qui ne se connaissent pas ou des membres de sociétés étrangères l’une à l’autre, et l’examen de certains faits nous suggère une question d’une grande importance, à savoir : les présents propitiatoires faits dans ces circonstances ne sont-ils pas l’origine d’un autre genre important d’action sociale ? À ce que nous croyons, l’idée première du trafic n’est généralement pas bien comprise. Cook, parlant de son échec, quand il tenta d’échanger quelques articles avec les Australiens de son époque, dit : « En réalité, ils n’avaient aucune idée du trafic. » D’autres récits nous font croire qu’à l’origine des échanges, on ne songeait guère à l’égalité de valeur entre les objets donnés et reçus. En parlant des Ostyaks, qui leur fournirent « une grande quantité de poissons et d’oiseaux sauvages », Bell dit : « Donnez-leur seulement un peu de tabac et quelques gouttes d’eau-de-vie, et ils ne demandent pas davantage, car ils ne connaissent pas l’emploi de l’argent. » Si nous nous rappelons que primitivement il n’existe aucun moyen de mesurer la valeur des objets et que la conception de l’égalité de la valeur se développe par l’usage, il n’est pas impossible que la propitiation réciproque par des présents ait donné naissance au trafic : peu à peu, on s’habitua à espérer que le présent à recevoir aurait la même valeur que le présent donné, et les articles échangés perdirent simultanément le caractère de présents. On peut en effet voir le lien intime entre les présents et le trafic par ce qui se passait habituellement quand les voyageurs européens offraient des présents aux chefs indigènes. Mungo Park, par exemple, écrit : « Offert à Mansa Kussan (le chef de Julifunda) de l’ambre, du corail, de l’écarlate, dont il paraissait très-content, et reçu en retour un bœuf. » Ces transactions nous montrent à la fois que le premier présent était donné dans une intention de propitiation et que l’on s’attendait que le présent en retour eût une valeur à peu près équivalente : ce qui implique le trafic dans ses premières phases.