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tement compte des divergences qui se manifestent entre les codes de la moralité soit chez les différentes classes d’un même peuple à une même époque, soit aux différents âges et dans les différentes contrées. Cela ne veut pas dire que la conception du bien moral ait toujours été dérivée expressément de quelque expérience d’utilité ; l’histoire prouve en effet le contraire.

La doctrine utilitaire, dont la moralité du sens commun est l’expression inconsciente, a donc au moins toute la rigueur et toute la précision que celle-ci comporte ; mais comme, au dire de M. Sidgwick, les règles de l’intuitionisme, bonnes pour la pratique, ne peuvent par elles-mêmes fournir les éléments d’un système véritablement scientifique, l’utilitaire ne saurait s’en contenter. Il les prendra pour bases d’une doctrine plus cohérente ; il leur fera subir une élaboration, des perfectionnements incessants, corrigeant celles-ci, éliminant celles-là, atténuant l’importance de quelques-unes, attribuant à d’autres plus de valeur que l’opinion générale ne leur en a jusqu’alors accordée. Ce travail de révision doit s’opérer d’ailleurs avec une extrême prudence et suppose chez l’utilitaire le respect le plus sincère pour la moralité du sens commun.

Mais nous ignorons par quelle méthode l’utilitaire détermine les conditions de ce bonheur général en vue duquel il s’attache à modifier les maximes courantes de devoir et de vertu. Là-dessus, M. Sidgwick n’a presque rien à nous apprendre. Il se borne à nous dire qu’on ne peut avoir recours, quant à présent, qu’à un pur hédonisme empirique. Voilà qui est bien vague. Quels sont les procédés de cet empirisme ? Comment s’assurer que l’expérience est suffisante et que les inductions qu’on en tire conduiront aux résultats espérés ? Nous serions curieux de le savoir, et la chose est d’importance, puisqu’il ne s’agit de rien moins que de constituer la science de la morale, tâche dont l’intuitionisme a été déclaré radicalement incapable. La difficulté, pour M. Sidgwick, est d’autant plus grande, qu’il a reconnu lui-même l’impuissance où se trouve l’individu de déterminer avec une précision suffisante les conditions de son propre bonheur.

Si le bonheur particulier est indéterminable par l’expérience et la réflexion, n’en sera-t-il pas de même, et à bien plus forte raison, du bonheur universel ? Car ici les éléments constitutifs du bonheur sont infiniment plus complexes, d’une complexité telle qu’ils échappent à toutes les prises de l’esprit humain.

Je ne vois donc pas en quoi le principe utilitaire donne aux règles de l’intuitionisme cette rigueur et cette cohérence qu’exige la science et que, au dire de M. Sidgwick, elles n’ont pas par elles-