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fins que Dieu s’est proposées en créant l’univers, et nul ne peut démontrer que le bonheur de l’humanité soit le but suprême de l’ordonnateur de toutes choses. Le fonds même de l’argumentation de M. Sidgwick nous paraît peu solide. De ce que je suis moi, dit-il, il ne s’ensuit pas que mon bonheur soit aux yeux de ma raison plus précieux que celui d’autrui. D’abord ce qui est raisonnable n’est pas par cela seul obligatoire ; et M. Sidgwick n’a pas établi qu’il fût obligatoire pour chacun de poursuivre son propre bonheur ; ensuite le désir du bonheur n’est pas affaire de raison, mais de sensibilité, et l’on ne contestera pas qu’aux yeux de ma sensibilité tout au moins, mon bonheur, dont elle jouit, ne soit infiniment plus précieux que le bonheur d’autrui, surtout quand il exige le sacrifice du mien. — La raison, dit-on, redresse ici l’égoïsme de la sensibilité. — Mais au nom de quel principe ? Je n’en vois qu’un : c’est le principe de l’obligation morale, et il faudrait montrer comment le caractère obligatoire, qui n’apparaît pas dans la notion du bonheur individuel, apparaît tout d’un coup dans celle du bonheur général. J’admets bien que mon bonheur n’ait pas par soi-même plus de valeur que celui d’autrui, mais il ne s’agit pas de ce qu’est mon bonheur pris en soi ; il s’agit de ce qu’il est pour moi, et je répète que pour moi il est d’un beaucoup plus grand prix que celui de mon voisin. Comme mon voisin pense ainsi du sien, il est impossible de sortir du point de vue de l’égoïsme. Et si l’on persiste à soutenir, sans preuve, que la raison commande le sacrifice de l’intérêt particulier à l’intérêt général, je ferai remarquer qu’on énonce une proposition en quelque manière contradictoire, car dans l’intérêt général, auquel je dois sacrifier le mien, est compris celui de mon voisin qui doit à son tour le sacrifier à ce même intérêt général dans lequel le mien est également compris ; et ainsi l’intérêt de mon voisin, qui n’est pas obligatoire pour lui, le deviendrait pour moi, et réciproquement, et je serais tenu de sacrifier à autrui ce qui doit lui être sacré, savoir mon propre intérêt. Par là, j’enlève pour ainsi dire à autrui la matière de son devoir, tout comme il m’enlève la matière du mien s’il accomplit un sacrifice analogue. Prise en toute rigueur, la formule de l’hédonisme universel se détruit elle-même.

Je ne puis donc reconnaître le fondement de l’obligation dans une conception complexe dont aucun des éléments ne présente le caractère obligatoire, et, quoi qu’en dise M. Sidgwick, ce n’est pas là le souverain bien. N’ayant pas à faire ici une exposition dogmatique, je me borne au rôle, plus facile peut-être, de critique ; je me contenterai de dire que la vieille formule stoïcienne qui identifie le souverain bien avec la vertu me paraît l’expression la plus approchée de la