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carrau. — moralistes anglais contemporains


une existence égale. Les choses humaines ne comportent rien d’absolu ; de là une justice humaine presque toujours flottante, incohérente, mélangée à haute dose d’utilité très-variable elle-même ; justice que tout citoyen doit respecter, tout en s’efforçant, avec le plus de ménagement possible, de la rendre de plus en plus semblable à l’idéale justice. Celle-ci, à son tour, n’apparaît pas à toutes les consciences sous des traits également nets et lumineux : c’est affaire aux penseurs d’en exprimer une image à mesure plus fidèle et plus vive. L’intuitionisme n’a jamais soutenu que le travail de la réflexion n’eût rien à voir dans la détermination des règles morales.

Ces remarques nous paraissent répondre par avance aux difficultés que soulève M. Sidgwick en ce qui concerne l’obligation d’obéir aux lois. Sans doute, il est du devoir du citoyen d’obéir aux lois, mais à la condition qu’elles émanent d’une autorité légitime. Or, on est loin d’être d’accord sur les conditions idéales de la légitimité du pouvoir. Le régime représentatif nous semble aujourd’hui le plus conforme à la justice ; mais on peut raisonnablement contester qu’une minorité soit tenue d’obéir à la majorité, surtout si celle-ci est oppressive. On peut se demander encore si, dans les pays où le régime représentatif n’existe pas, les citoyens qui regardent cette forme de gouvernement comme la plus parfaite sont moralement obligés de se soumettre à des lois émanées d’un pouvoir que leur raison condamne. En cas d’usurpation, il semble que la résistance, même à main armée, soit juste : pourtant, si l’autorité nouvelle réussit à se donner la consécration de la durée et des services rendus, l’insurrection ne finit-elle pas par devenir un crime ? Quel nombre d’années, quelle somme de services font ainsi d’un usurpateur un souverain légitime ?

De toutes les obligations, la plus évidente, la plus rigoureuse, c’est, sans contredit, celle d’accomplir une promesse dans les termes mêmes où elle a été entendue à la fois par les deux parties. Encore faut-il admettre cette restriction que la promesse peut toujours être annulée par celui à qui elle a été faite, et qu’elle ne peut en aucun cas dispenser d’obligations strictes antérieurement contractées. Pourtant il paraît douteux au sens commun qu’une promesse soit obligatoire quand elle a été arrachée par la force ou extorquée par la fraude, ou quand les circonstances se sont matériellement modifiées depuis qu’elle a été faite, comme dans le cas où la personne envers qui l’on s’est engagée est morte et qu’on a de bonnes raisons de croire qu’elle eût consenti à rompre le contrat. Et si l’accomplissement de la promesse doit être cause d’un dommage pour celui à qui l’on a donné sa parole, alors qu’il en espérait un profit légitime ? S’il