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carrau. — moralistes anglais contemporains

soi moralement bonne ou mauvaise, il n’y a en réalité qu’une seule obligation, qui résume toutes les autres et peut successivement commander les actes les plus divers : c’est d’obéir aux prescriptions de la conscience, longuement et scrupuleusement interrogée. Rien de plus facile, à la lumière de ce principe, que de résoudre les deux petits problèmes de casuistique posés par M. Sidgwick. Un savant sera sans aucun doute coupable de renoncer à des recherches importantes et qui peuvent contribuer notablement au bonheur général, dût-il compromettre gravement sa fortune et celle de ses enfants ; mais il faut pour cela qu’il ait une conviction sérieuse, nullement fondée sur les illusions de la vanité, d’atteindre le but qu’il poursuit ; il faut de plus et surtout qu’il ne travaille qu’en vue du bien public, non par des motifs intéressés, pour parvenir à la richesse ou à la réputation. Ici encore, c’est à la pureté de l’intention que se mesure, selon nous, la moralité de la conduite.

On ne manquera pas de nous objecter, il est vrai, que cette préoccupation même du bien général est un motif tout utilitaire, et qu’ainsi nous donnons raison à M. Sidgwick, qui soutient que les intuitions morales du sens commun ont toutes, en dernière analyse, pour fondement un utilitarisme plus ou moins clairement aperçu. De fait, nous sommes disposés à reconnaître que, en ce qui concerne toute cette partie de la morale qui détermine les relations des hommes entre eux, il en est presque toujours ainsi. Nous admettons parfaitement que le bien de l’humanité est le principe de la morale sociale, mais seulement en ce sens que la justice et la charité ne sont obligatoires que parce que nous reconnaissons chez nos semblables une liberté de même essence que la nôtre ; que cette liberté nous apparaît sacrée au même titre que la nôtre ; que, par suite, nous devons nous abstenir d’entraver son légitime développement : — c’est la justice, — et l’aider, dans la mesure de nos forces, à triompher des obstacles qu’elle rencontre : — c’est la charité. D’où cette conclusion que le principe de la morale sociale n’est obligatoire que parce qu’il est une conséquence immédiate et nécessaire de celui de la morale individuelle, que l’on peut formuler ainsi : Tends de toutes tes forces à réaliser le bien que la raison conçoit comme absolument obligatoire. — Ce bien, dira-t-on, c’est précisément le bonheur du plus grand nombre, et vous retombez dans l’utilitarisme. — Je le nie, car il n’est pas vrai que le concept du bonheur pris en soi, et quelle qu’en soit la généralité, revête nécessairement, aux yeux de ma raison, le caractère d’obligation : ni je ne me sens moralement obligé à être heureux, ni, par suite, mes semblables ne sont obligés moralement à l’être, et comment aurais-je l’obligation (j’entends l’obligation primi-