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bon motif ; mais, en ce cas, il y a, selon moi, deux appréciations distinctes : l’une, portant sur le motif, et seule morale, déclare que l’agent a bien fait d’avoir obéi à sa conscience (dans l’hypothèse où il n’a rien négligé pour l’éclairer) ; — l’autre, portant sur l’acte, est tout utilitaire ; elle prononce qu’il est nuisible. Le sens commun ne fait pas expressément cette distinction ; mais il en a certainement l’intuition confuse ; et la preuve, c’est qu’il lui arrive d’absoudre l’acte en considération du motif, tout en déplorant ce désaccord entre les dispositions et les effets d’une volonté honnête, mais égarée.

Quoi qu’il en soit, M. Sidgwick admet comme un fait qu’il existe des intuitions morales ; les utilitaires eux-mêmes en conviennent ; mais, quant à leur origine, ils ne sont pas d’accord avec les intuitionistes ; ils n’y voient que des expériences d’utilité, généralisées, accumulées et devenues à la longue héréditaires sous forme de modifications organiques spéciales. En ce sens, elles sont vraiment innées à l’individu, bien qu’à l’égard de l’espèce elles soient acquises. Telle est, on le sait, l’expression savante et, semble-t-il, définitive, qu’a donnée H. Spencer à la théorie utilitaire de l’origine des notions morales. — M. Sidgwick refuse d’entrer dans ce débat, qui pour lui n’a qu’une importance secondaire : quelles qu’aient été primitivement ces notions, l’essentiel, au point de vue de la science des mœurs, c’est qu’elles soient aujourd’hui conçues avec certains caractères et que nous y reconnaissions des règles obligatoires de conduite. — Nous ne pensons pas que la question d’origine puisse être ainsi écartée. Si, en effet, la théorie d’H. Spencer était la vraie ; s’il était prouvé que les intuitions morales dérivent toutes et sans exception d’expériences utilitaires, il serait impossible de leur attribuer des caractères que celles-ci n’auraient pas. L’utile n’ayant rien d’absolu, les intuitions morales ne sauraient être absolues ; l’utile n’ayant en soi rien d’obligatoire, on ne voit pas comment les intuitions morales pourraient jamais prendre la forme d’un impératif. L’obligation ne serait plus qu’une illusion psychologique destinée à s’évanouir devant les analyses d’une science plus avancée.

Après ces considérations préliminaires sur le principe de l’intuitionisme, M. Sidgwick s’efforce de montrer que les intuitions morales, telles que les formule le sens commun, peuvent bien fournir pratiquement des règles de conduite, mais qu’elles n’ont ni la clarté ni la précision qu’exige la science. Elles ne sont vraies que dans certaines limites ; elles sont souvent en contradiction les unes avec les autres ; aucune ne peut être prise absolument et en toute rigueur sans mener à des difficultés inextricables. Elles ont besoin, pour