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j. sully. — le pessimisme et la poésie

et les femmes d’un esprit cultivé, à un besoin particulier de la vie animale dans les premières phases du développement social. Le charme étrange que possèdent les lamentations du poète sur la vie peut procéder en partie d’associations instinctives qui nous ont été transmises de l’époque préhistorique, où nos ancêtres ont appris d’abord à employer et à comprendre les signes extérieurs de leurs simples sensations de plaisir et de douleur.

Les différentes réflexions qui viennent d’être soumises au lecteur semblent nous offrir un moyen de rendre raison en grande partie de la puissance poétique qui est inhérente, comme l’histoire de la poésie le démontre, aux lamentations pessimistes sur la vie. Ces lamentations recèlent évidemment un sentiment de douleur existant dans le cœur du poète et excitent également une sensation douloureuse dans le cœur des lecteurs. Cependant des impulsions, dont l’histoire nous reporte aux premières phases de la vie émotionnelle, viennent se mêler à cette douleur, l’adoucissent et la transforment en un sentiment qui. ressemble davantage à un plaisir mystérieux et raffiné. Les plaintes pessimistes sont poétiques, parce qu’elles sont un moyen de soulager et de métamorphoser nos douleurs.

Il ne faut pas supposer qu’en nous livrant à cette série de réflexions nous ayons refusé de discuter la question de savoir si la vie est en réalité de quelque prix ou si elle est, comme les pessimistes le prétendent, tout à fait vide et dénuée de satisfaction. Ils ont peut-être raison, et il est certain que des faits assez nombreux donnent une apparence de vérité à cette sinistre opinion. Il faut convenir également que ces faits, quelle que soit leur importance exacte, servent à rendre compte jusqu’à un certain point de la forte impression produite par un si grand nombre de ces lamentations. La question du degré relatif de vérité dans l’optimisme et le pessimisme est beaucoup trop complexe et trop difficile pour être discutée ici. Il m’a semblé plus utile d’examiner si, en dehors de la vérité du pessimisme, il y a dans nos dispositions émotionnelles ordinaires des faits qui puissent nous aider à rendre compte de la présence et de la popularité des accents pessimistes dans la littérature poétique.

Au moment de conclure notre essai, nous voudrions prémunir nos lecteurs contre une ou deux méprises. En cherchant les raisons de la valeur poétique des réflexions pessimistes sur l’homme et le monde, nous ne prétendons nullement soutenir que le pessimisme pur et simple fournisse en lui-même un matériel suffisant pour le poète. Le pessimisme peut seulement trouver sa place dans la poésie, comme étant l’un de deux ingrédients. Il est impossible en poésie de dédaigner complètement et absolument le monde et de nier tous