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Cette double manière de concevoir les créations idéales de l’imagination indique des différences de tempérament et d’expérience qu’il n’est pas facile peut-être de définir. On peut dire qu’elle dépend de la disposition de l’esprit à croire aux suggestions favorables. Quelques esprits sont prompts à admettre toute idée agréable et encourageante, comme quelque chose de réel. Ils s’y cramponnent, avec assurance, sans qu’ils y soient déterminés par la force de l’évidence. D’autres, au contraire, manifestent une disposition tout à fait opposée. Ils sont lents à admettre des idées gaies, même quand elles paraissent évidentes. Les premiers sont les natures promptes à espérer ; les seconds sont enclins au désespoir.

Nous ne nous arrêterons pas ici à faire l’analyse complète de cette diversité. Il est évident qu’elle se relie étroitement à cette différence d’aptitude à sentir le plaisir et la douleur dont nous avons déjà parlé. L’homme, particulièrement sensible à la douleur, sera disposé, cœteris paribus, à croire plutôt à ce qui est douloureux qu’à ce qui est agréable[1]. Mais ce n’est pas là la seule source du contraste. On a dit que la vigueur de la foi au succès dépend du degré de l’activité d’un homme ou de sa disposition à faire des efforts. C’est pourquoi l’homme pratique est généralement doué d’une foi robuste, c’est-à-dire est un homme prompt à espérer. Or les poètes, considérés dans leur ensemble, forment un contraste avec les hommes pratiques, et à ce point de vue on peut s’attendre qu’ils soient des hommes ayant relativement une foi peu robuste. En outre, comme nous l’avons dit, la nature poétique montre une disposition à sentir d’une manière relativement vive et forte le côté déplaisant et désagréable des choses. Dans cette mesure donc, les poètes seront enclins à envisager les conceptions idéales dans un sens pessimiste. Leur imagination créera de belles et nobles formes, mais leur esprit refusera de s’y attacher comme à des réalités qui relèvent l’âme et rehaussent la valeur du monde.

Il faut ajouter que le progrès de l’expérience altère essentiellement cette vigueur de la foi et augmente ainsi le penchant de l’esprit au pessimisme. On sait que la jeunesse espère facilement, et les jeunes poètes, dans la vive ardeur de leur imagination, sont disposés à se livrer à des aspirations infinies. C’est une circonstance heureuse quand l’expérience ne ruine pas leurs châteaux aériens et laisse

  1. Il est clair que la disposition à accepter la création idéale comme réelle ou à la rejeter comme illusoire, dépendra en partie de la nature de l’impulsion qui excite l’activité imaginative. L’imagination, quand elle est excitée par une joie actuelle, est plus disposée à l’espérance et à la foi que si elle est tourmentée par un sentiment de douleur.