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ainsi, créé un monde idéal qui ne représente plus les faits de l’expérience commune.

Si nous considérons ainsi la poésie comme le résultat d’une aspiration poétique vers ce qui surpasse en qualité et en valeur les faits de l’expérience, comme une tentative de donner un corps et une forme aux vagues images internes de l’idéal, nous pouvons peut-être comprendre encore mieux les rapports entre la poésie et le pessimisme.

En premier lieu, il faut remarquer que cette activité de l’imagination créatrice est particulièrement stimulée par les sentiments de mécontentement et de douleur qui, comme nous l’avons vu, poussent si souvent aux plaintes pessimistes. Un sentiment de désappointement causé par la réalité excite l’esprit à prendre son vol vers les régions imaginaires. Moins les réalités de la vie nous plaisent et nous satisfont, plus nous nous sentons poussés à élever des demeures idéales pour notre esprit. Les imaginations du poëte ne sont ainsi souvent qu’une issue pour des activités qui ne trouvent pas d’emploi dans les limites du réel. Sa vie idéale suppose dans une certaine mesure le sentiment de l’imperfection de son monde réel. Cette pensée est exprimée d’une manière charmante dans le poëme de Keat, l’Imagination :

Laissez toujours l’imagination errer à sa guise ;
Le plaisir n’est jamais en nous ;
Au moindre contact, le doux plaisir s’évanouit
Comme les bulles d’air frappées par la pluie[1].

Mais, d’un autre côté, l’activité de l’imagination se relie aux dispositions pessimistes, non-seulement par ses causes, mais encore par ses effets. Les créations de l’imagination poétique peuvent être envisagées par le poëte à deux points de vue différents. D’une part, elles peuvent être érigées en réalités et constituer, pour ainsi dire, une partie du monde. De même que la religion élève notre conception du monde en ajoutant des éléments supérieurs à ceux de notre expérience actuelle, de même l’imagination poétique peut embellir la vie et la terre en les revêtant d’images agréables quasi-réelles.

D’autre part, cette activité de l’imagination aboutit plus souvent, peut-être, à un autre résultat. Les belles formes qui voltigent devant l’imagination sont reconnues pour être sans réalité, pour n’habiter aucune place du monde actuel. Au lieu de se fondre, pour ainsi dire, avec le monde et d’en devenir la meilleure partie, les images idéales semblent, dans leur vol, être trop éloignées, trop dénuées de réalité.

  1. Ever let the fancy roam ;
    Pleasure never is at home,
    At a touch sweet pleasure melteth,
    Like to bubbles when rain pelteth.