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j. sully. — le pessimisme et la poésie

ouverte de la bienveillante nature. D’un autre côté, des contrariétés et des chagrins relativement peu importants semblent réclamer quelque manifestation extérieure. Il est bien plus dur, à ce que nous croyons, de réprimer et de cacher un sentiment de tristesse et de douleur qu’un sentiment de satisfaction et de plaisir.

Mais, demande le lecteur impatient, quel rapport tout cela a-t-il avec le pessimisme de la poésie ? Essayons de l’expliquer. Malgré son génie, qui le distingue des autres hommes, le poëte participe de la nature humaine, et ses vers les plus parfaits reflètent, d’une manière plus ou moins déguisée, les tendances générales de cette nature. Le poëte — nous l’avons reconnu — gémit sur la vie, du moins en principe, parce que de telles lamentations sont l’expression naturelle d’une certaine disposition émotionnelle. Cette disposition connue sous le nom de tristesse, est un ensemble de sentiments nés des nombreuses souffrances que nous avons éprouvées nous-mêmes ou dont nous avons été les témoins. Ainsi les plaintes du pessimiste ne sont qu’une expression éminemment artificielle ou intellectualisée de la douleur. Si donc, comme nous l’avons vu, la douleur a chez l’homme et chez les animaux placés au-dessous de lui une tendance plus énergique que le plaisir à se manifester d’une manière sensible à l’ouïe, nous pouvons attendre du poëte une disposition particulière à se livrer à ce genre de lamentations.

Bien plus, le poëte n’est pas retenu par la contrainte qui réprime l’expression de nos sentiments douloureux dans la société ordinaire. Il est, dans un certain sens, seul, et tous ses poërnes ne sont que des monologues artistement travaillés. Le poëte fait avec ordre et réflexion ce que nous faisons tous quand nous nous trouvons en quelque endroit retiré et que nous soulageons instinctivement notre âme de sentiments longtemps comprimés, ayant seulement une vague conscience de la présence d’une oreille sympathique dans l’air tranquille qui nous environne. Nous pouvons donc nous attendre que ses vers montreront, avec plus d’énergie et plus de netteté que les conversations moins libres de la vie journalière, les effets de cet instinct émotionnel si profond dont nous avons parlé tout à l’heure. En d’autres termes, il y a dans la nature humaine une impulsion spéciale à exprimer nos douleurs, et, si la satisfaction de cette impulsion est accompagnée d’un sentiment particulier de soulagement, nous devons nous attendre à ce que le poëte montre franchement cette propension, sous la forme d’une puissante tendance vers la plainte.

Ce que les poètes disent d’eux-mêmes et ce que nous disons à leur égard prouve la vérité de nos assertions. Nous parlons bien