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plus rudimentaires. Laquelle est plus importante pour les animaux parvenus à l’état de société, l’expression de la douleur ou celle du plaisir ? Évidemment la première. La douleur est un état de détresse, elle implique un dommage causé à quelque partie de l’organisme. Être délivré de la douleur est donc un besoin supérieur de la vie. Le plaisir, au contraire, est un état de perfection et indique que les fonctions s’accomplissent régulièrement et sans obstacle. Par conséquent, l’expression du plaisir n’est pas, comme celle de la douleur, d’une importance vitale pour l’animal. Il s’ensuit nécessairement que les animaux apprendront beaucoup plus tôt à exprimer leurs souffrances, à comprendre et à soulager celles des autres, qu’à exprimer leurs propres plaisirs et à partager ceux de leurs semblables. Ainsi, nous pouvons dire que l’impulsion à exprimer la douleur est un instinct beaucoup plus profond et plus puissant que l’impulsion à exprimer le plaisir. En d’autres termes, une douleur d’une certaine intensité exercera une pression plus grande vers le dehors qu’un plaisir correspondant.

Sans doute il est vrai que cette différence dans l’impulsion à exprimer le plaisir et la « douleur est considérablement modifiée par les effets d’une éducation sociale plus élevée. Si nous manifestons des signes de plaisir, cela est naturellement beaucoup plus agréable aux autres que si nous nous mettons à murmurer et à nous plaindre. Aussi est-ce une règle dans la bonne société de s’abstenir autant que possible de toutes les expressions de contrariété et de mécontentement. Bien plus, on peut presque dire qu’une des conditions de la supériorité morale est de cacher nos chagrins le plus possible et de montrer habituellement les signes extérieurs du contentement.

Cependant, malgré ces dernières influences, la force de l’instinct primitif se manifeste constamment. Il vit et agit toujours quoique son action soit sujette à être contrariée par d’autres influences. Nous pensons que nos lecteurs peuvent tous jusqu’à un certain point vérifier la réalité de ce que nous avançons ici. Nous ne nous sentons pas poussés avec la même énergie à manifester nos sentiments quotidiens de plaisir qu’à exprimer nos chagrins. Quand aucune cause ne gêne notre liberté d’action, nous sommes beaucoup plus disposés à parler de nos peines que de nos joies. Et même, quand il nous est défendu de faire entendre nos lamentations à d’autres, nous éprouvons un soulagement immense en exprimant à haute voix nos douleurs dans la solitude. Ce n’est que dans le cas d’une joie rare et intense, dont la grandeur même nous accable, que nous nous sentons entraînés à la dire à un ami ou à l’oreille toujours