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j. sully. — le pessimisme et la poésie

Chez l’homme, qui a des sons bien distincts pour la joie et la douleur, nous pouvons également observer que les expressions de la douleur l’emportent sur celles du plaisir. C’est une réflexion bien ancienne que les pleurs précèdent de beaucoup le rire chez l’individu. M. Darwin nous raconte qu’il a observé pour la première fois les traces non équivoques d’un sourire chez deux de ses enfants quand ils étaient âgés de quarante-cinq jours, tandis que — chaque mère le sait — des enfants nouveau-nés saluent le monde par un vagissement difficile à distinguer d’un cri de douleur. Il n’est pas permis aux adultes de pleurer, du moins en bonne société, et à leur égard on peut dire avec vérité que le rire est plus fréquent que les pleurs. Mais, bien qu’il nous soit défendu de pleurer, nous pouvons, en revanche, grommeler, geindre et murmurer. Et certainement beaucoup de gens de notre connaissance se plaignent plus souvent des circonstances et des événements de leur existence qu’ils n’en témoignent leur joie ou leur satisfaction.

Ces faits sembleraient démontrer que l’expression du chagrin, du mécontentement et de la douleur est plutôt un trait caractéristique du genre humain que l’expression de la joie, du contentement et du plaisir. Nous prions d’observer que nous disons l’expression de ces sentiments et non les sentiments eux-mêmes. De ce que la plainte est plus fréquente et plus habituelle que la réjouissance, il ne faut pas conclure que les souffrances réelles de la vie l’emportent sur les joies réelles. Il serait évidemment absurde de soutenir, par exemple, que les deux enfants de M. Darwin n’ont éprouvé aucune sensation agréable pendant les quarante-cinq jours où ils n’ont ni ri ni souri. Pour savoir jusqu’à quel point l’expression est la mesure exacte du sentiment intérieur, nous devons connaître ce qu’on peut appeler la force expansive du sentiment, c’est-à-dire le degré d’énergie avec lequel celui-ci tend à s’exprimer. Peut-être la souffrance a-t-elle cette force expansive à un plus haut degré que le bonheur ? Si cette proposition pouvait être démontrée, il est évident que nous pourrions rendre compte de la fréquence des plaintes dans la vie journalière et dans la littérature sans adopter la conclusion du pessimiste, d’après laquelle le nombre de nos chagrins est bien supérieur à celui de nos joies.

La doctrine de l’évolution nous enseigne que les conditions essentielles au maintien de la vie se développent et se fixent les premières dans la structure organique. Ainsi, parmi toutes les fonctions du corps, celles de la nutrition et de la reproduction sont les plus essentielles à la continuation de la vie ; aussi voyons-nous qu’il est amplement pourvu à l’exercice de ces fonctions, même dans les organismes les