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par toutes les écoles critiques que la mission du poëte n’est pas d’enseigner tous les genres de vérités. On pense que le principal et peut-être l’unique but de la poésie, comme de tous les arts, est de présenter à notre vue intérieure les aspects les plus beaux et les plus agréables des choses et de provoquer le plaisir qui découle toujours des beaux objets. S’il en est ainsi, il semblerait que le poêle se fût montré infidèle à l’art en insistant d’une façon si sérieuse sur les aspects tristes de la vie humaine. Comment faut-il expliquer la présence de la sombre végétation du pessimisme dans les splendides jardins consacrés à la beauté ?

La difficulté disparaît en grande partie, si nous réfléchissons que la poésie n’est pas le produit pur d’une volonté artistique consciente. Probablement, il n’est personne qui ait jamais écrit un poëme digne de ce nom, simplement et uniquement par le désir de produire une belle œuvre. La poésie est appelée le plus subjectif de tous les arts, ce qui veut dire qu’elle est en grande partie l’émanation des instincts et des impulsions émotionnelles du poëte. Un poëte vraiment inspiré ne chante pas pour être entendu, mais parce qu’il est forcé de chanter, qu’on l’écoute ou non. Ainsi, le fait que le poëte se plaint si souvent de la vie humaine peut être expliqué par la supposition que ce genre de plainte est l’expression directe d’une humeur poétique habituelle. Voyons si quelque lumière peut être jetée sur ce phénomène émotionnel, en le rattachant à des faits plus généraux de la nature humaine et même animale.


On remarque que si un grand nombre des animaux les plus rapprochés de l’homme sous le rapport intellectuel expriment leurs souffrances par des signes vocaux distincts, un nombre relativement petit semble faire entendre des sons de joie ou de satisfaction. Les oiseaux chanteurs sont naturellement une exception frappante si, comme il paraît probable, leurs gazouillements incessants expriment des sensations agréables. Dans le cas du chien, par exemple, quoique, selon M. Darwin, il ait un aboiement particulier pour ses moments de plaisir suprême, les sons indiquant la souffrance et la contrariété sont beaucoup plus marqués que ceux qui indiquent la satisfaction. La preuve que chez les animaux inférieurs les signes de la douleur l’emportent sur ceux de la joie se trouve dans le fait bien connu qu’aucun animal, excepté l’homme, n’est capable de rire, quoique (selon M. Darwin) quelques singes anthropoïdes parviennent à une espèce de sourire de plaisir. Quand on définit l’homme un animal qui rit, cela ne veut pas dire qu’il rit plus qu’il ne pleure, mais simplement que d’autres créatures ne rient pas du tout