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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

sont-ils bien, dans Démocrite, là où l’on croit les apercevoir ? À cet égard, l’étude des mots particuliers de la langue de Démocrite apporte une lumière qu’il n’est pas possible de négliger.

Dans le texte considérable que nous avons traduit plus haut, il y a quelques lignes que Sextus Empiricus cite comme empruntées textuellement à Démocrite. Or deux mots, répétés avec une remarquable insistance, y sont employés pour établir une différence radicale entre les deux modes de connaître. Selon Démocrite, les choses sensibles n’existent que νόμῳ ; les atomes et le vide existent ἐτεῆ. N’est-il pas indispensable de déterminer la signification de ces deux mots, d’abord en les considérant en eux-mêmes, puis dans leur relation avec toute la doctrine ? Et n’est-ce pas à ces deux mots caractéristiques de nous apprendre si, chez Démocrite, la sensation est à la notion rationnelle comme la forme à la matière ? Laissons donc la parole à la philologie.

Le Thésaurus de Henri Estienne compte quatre significations du mot νόμος. Il signifie : 1° pâturage et portion de territoire ; 2° loi, loi politique, loi religieuse, loi morale ; 3° coutume, habitude, manière d’être, mos, en latin, lequel mot latin mos serait tout simplement la seconde moitié de νόμος ; 4° enfin, air, chant, hymne, etc. De ces quatre significations, il y en a trois qui ne peuvent convenir au texte de Démocrite, la sensation n’ayant ici rien à démêler avec les pâturages, les lois politiques ou religieuses, et les airs de musique ou de chant. Une seule de ces significations semble se rattacher à l’existence de la sensation : c’est celle de la coutume, de l’habitude, de la manière d’être propre à un peuple ou à un individu. Et il y a d’autant plus lieu de l’appliquer dans le cas présent que lorsque νόμος signifie habitude, coutume, il est toujours au datif, ἀνθρώπων νόμῳ, νόμῳ Φοινίϰων, Γυναιϰείω νόμῳ. Démocrite, de son côté, l’emploie toujours au datif, lui aussi. En sorte qu’il faudrait traduire : C’est en vertu de la coutume, c’est par habitude, que nous affirmons l’existence du doux, de l’amer, du chaud, du froid, de la couleur ; mais c’est en vérité (ἐτεῆ) que nous affirmons l’existence des atomes et du vide.

Quant au mot ἐτεῆ, la signification en est constante : il veut dire réellement, véritablement ; Sextus Empiricus d’ailleurs a soin de faire remarquer que Démocrite s’en sert à la place du mot ἀληθείᾳ.

Ainsi, et en premier lieu, la sensation s’oppose à la notion rationnelle d’après Démocrite, comme la simple impression habituelle à la vérité elle-même.

Mais qu’est-ce donc que cette impression coutumière qui n’a pas de valeur logique ? Sextus Empiricus l’explique avec la plus parfaite clarté.