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Démocrite, c’est la raison qui juge de la vérité, raison qu’il nomme connaissance légitime[1]. »

Je ne vois pas comment on pourrait hésiter sur le sens de ces textes importants. En peu de mots, ils signifient que, selon Démocrite, il y a deux modes de connaissance : la perception sensible et la notion rationnelle. La première, la perception sensible, n’a pas de valeur logique. C’est une connaissance fondée sur la coutume, νόμῳ, une simple conjecture, ϰατὰ δόξαν, une connaissance obscure et illégitime qui est le contraire de la connaissance légitime. Par elle, nous ne savons rien de vrai ; elle nous cache plutôt la vérité, qui ne nous est accessible que par une connaissance plus pénétrante. Il faut donc éliminer, répudier la connaissance sensible et n’accepter que la connaissance par la raison.

Celle-ci a tous les caractères qui manquent à l’autre. Elle donne la vérité ; elle est réellement vraie, ἐτεῆ ; elle est claire, légitime. Il n’y a de vrai que les atomes et le vide, et c’est la raison qui atteint ces deux réalités.

Tout le monde ne comprend pas de cette façon l’opposition des deux connaissances chez Démocrite. D’après M. L. Liard (comme d’après nous, du reste), la pensée qu’admet Démocrite n’étant qu’un mouvement d’atomes, toute pensée est sensation. Mais il y a dans la pensée autre chose que la sensation : et, d’après Démocrite, continue M. L. Liard, on doit distinguer dans la sensation deux éléments, la matière et la forme, « s’il est permis d’employer ces deux termes absolument inconnus à Démocrite, mais qui traduisent avec exactitude ce qu’il pensait. La forme est notre ouvrage ; la matière est hors de nous[2]. »

Nous avons essayé, nous aussi, très-sincèrement, de faire rentrer la théorie de la connaissance de Démocrite dans le moule aristotélique dont les deux moitiés sont la forme et la matière. Les textes ne s’y sont pas prêtés. Sans doute, les sensations diverses, telles que le blanc et le noir, le froid et le chaud, le doux et l’amer, se contredisent si fréquemment et chez les différents individus et chez le même homme, selon le temps, le lieu, l’âge, que ce sont là, aux yeux de Démocrite, des impressions propres à chacun, par conséquent subjectives, par conséquent, si l’on veut, formelles. Mais est-ce en tant que formelles que Démocrite les oppose aux notions de la raison ? Non ; c’est en tant que contradictoires, dépourvues de vérité. En outre, l’équivalent de la forme et l’équivalent de la matière

  1. Sextus Empir., Adv. Math., VII, p. 399.
  2. L. Liard, de Democrito philosopho, p. 49.