Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/388

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
378
revue philosophique

sensation fût vraie à un degré quelconque, a été sur ce point, autant que Platon, l’adversaire résolu de Protagoras. Il récusait donc absolument le témoignage des sens, en tant que vrai. Faut-il en conclure que, s’il n’était pas sophiste, il était sceptique ? La question a été souvent agitée. Quelle en est la solution ? A-t-il été sceptique un peu, ou beaucoup, ou tout à fait, ou pas du tout ?

Démocrite était soupçonné, sinon accusé de scepticisme, dès le temps d’Aristote. Cependant, dès ce temps déjà, son scepticisme ne passait ni pour absolu ni pour invariable. Aristote, en pensant à l’atomiste d’Abdère, et même en le nommant, disait : « Quelles sensations sont donc vraies ? quelles sensations sont donc fausses ? C’est ce qu’on ne saurait voir ; ceci n’est en rien plus vrai que cela : tout est également vrai. Aussi Démocrite prétend-il ou qu’il n’y a rien de vrai ou que nous ne connaissons pas la vérité[1]. » Certes, ces derniers mots sont d’un sceptique achevé. Eh bien, non ; Aristote ajoute, une ligne plus bas, que « ce qui paraît au sens est, selon Démocrite, la vérité. » Nous avons fourni des raisons sérieuses de ne pas attribuer une valeur historique à ces paroles d’Aristote : elles prouvent toutefois que, selon le point de vue duquel on le considérait, Démocrite pouvait tantôt paraître et tantôt aussi ne paraître pas sceptique. Plusieurs siècles après Aristote, Diogène de Laërte semble l’avoir aperçu sous ces deux aspects différents. Il le fait s’écrier : « Nous ne savons rien absolument ; la vérité est au fond d’un abîme[2]. » Voilà le sceptique. Mais Diogène de Laërte a transcrit tout à l’heure cette déclaration de Démocrite : « Le froid et le chaud, tout cela dépend de l’opinion ; en réalité, il n’y a que les atomes et le vide[3]. » Les atomes et. le vide sont donc des réalités véritables ; et voilà le dogmatique.

Maintenant que nous savons avec certitude que Démocrite était sceptique par un certain côté et dogmatique par un autre, il nous reste à chercher sur quoi portait son doute et sur quoi au contraire sa croyance. Si l’on s’imaginait que ce départ est impossible à faire, on se tromperait. Non-seulement ce triage est possible, mais il est facile ; bien plus, il est fait. Sextus Empiricus s’est depuis longtemps chargé d’y procéder. Il n’y a qu’à étudier quelques pages de lui pour éclaircir un point d’histoire qui est de grande conséquence.

D’après Sextus Empiricus, Démocrite distinguait deux sortes de

  1. Arist., Métaph., liv. IV, ch. v. Édit. Brandis, p. . 77. Trad. franc, de Pierron et Zévort, p. 130.
  2. Diog. Laert., Pijrrho, au liv. IX, ch. xi. Ed. Tauchnitz, p. 165.
  3. Ibid.