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en état de critiquer la critique et déjuger le jugement de l’historien. On sait de reste qu’Aristote a plus d’une fois manqué à ce devoir, surtout à l’égard de Platon, son maître ; si bien qu’on en est encore à chercher où et quand Platon a écrit certaines théories d’où Aristote fait sortir les absurdités en foule.

Le texte de la Métaphysique cité tout à l’heure me paraît appartenir à cette classe de passages où Aristote juge une opinion plus qu’il ne l’expose, et en tire une conséquence qu’il impute ensuite à l’auteur réfuté par lui, comme si celui-ci l’avait exprimée et signée. Mon opinion était formée sur ce point, lorsque, en lisant le chapitre de M. Ed. Zeller sur l’atomisme, j’ai trouvé le savant allemand d’accord avec moi. Néanmoins cette rencontre n’est peut-être qu’un simple accident, et je vais donner mes preuves.

Au livre troisième, chapitre troisième du Traité de l’âme, Aristote discute l’opinion de ces anciens, ainsi qu’il les nomme, qui tous ont supposé que la pensée était corporelle, de même que la sensation ; et son principal motif de la condamner, c’est que, dit-il, « dans cette doctrine, il faut ou que tous les objets tels qu’ils nous apparaissent soient vrais, ainsi que quelques-uns le prétendent ; ou bien il faut que ce soit le contact du dissemblable qui produise l’erreur, car c’est là la théorie contraire à celle qui veut que le semblable connaisse le semblable[1]. » La première partie de ce dilemme est dirigée contre Démocrite et lui prête cette même identification de la pensée et de la sensation par rapport à la vérité, déjà signalée dans la Métaphysique. Or, dans cette critique que je viens d’extraire du Traité de l’âme, Aristote englobe Démocrite dans la masse des anciens ; il n’indique son opinion qu’en deux mots ; enfin, il ne dit nullement que cette opinion ait été avouée et soutenue par Démocrite. Non : il la lui impose seulement à titre de conséquence forcée, obligatoire de sa théorie de la connaissance. Ce n’est donc pas là, à proprement parler, un texte historique, un texte exposant la doctrine de Démocrite. C’est l’appréciation par ses conséquences d’une philosophie commune aux penseurs de toute une période. Il serait très-imprudent, à notre sens, d’admettre ce texte comme enfermant l’opinion individuelle, expresse de Démocrite. Or, le texte de la Métaphysique sur la vérité de la sensation est, à très-peu de chose près, du même genre. C’est encore une interprétation d’Aristote, c’est une conséquence qu’il inflige, ἐϰ ἀνάγϰης ; ce n’est point une reproduction suffisante, suffisamment exacte surtout, de la théorie atomiste.

  1. Arist., de l’Âme, liv. III, ch. iii. §2. Édit. Trendelenb., p. 83. Trad. franc., p. 277.