Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/319

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
309
les mathématiques et la psychologie

apparente est en raison inverse de la durée réelle, je n’avais voulu que fixer les idées sur ce point, à savoir que nous comparons la durée d’une portion quelconque de notre vie avec la durée totale. Quant à la nature précise du rapport, je ne crois pas que nous ayons aucun moyen de la fixer. Comment savoir par exemple si ce rapport est en raison de la durée, ou en raison du carré de la durée ? Pourquoi la décroissance n’irait-elle pas en s’accélérant ? Ou, au contraire, qui me prouve que l’accélération va aussi vite que je le dis ? En un mot, il peut y avoir un rapport quelconque entre la durée apparente et la durée totale, sans que je puisse formuler les termes numériques de ce rapport. Donc, il n’y a ici d’une loi mathématique que la forme et l’apparence : l’usage des signes mathématiques n’est qu’une métaphore[1].

Il en est de même dans la plupart des cas où l’on a pu essayer d’une manière plus ou moins heureuse de traduire mathématiquement les choses psychologiques. Par exemple, lorsqu’Aristote dit que la justice commutative est semblable à une proportion arithmétique, et que la justice distributive est semblable à une proportion géométrique, il a voulu seulement rendre sensible d’une manière vive la différence des deux justices, et certainement rien n’est plus ingénieux : mais, si l’on voulait prendre ces expressions à la lettre et appliquer les règles des proportions, pour savoir par exemple quel degré d’estime on doit à notre honneur, on tomberait sans doute dans des conséquences aussi étranges que celles qu’a signalées M. Delbœuf.

Comme dans toutes les choses du monde, aussi bien morales que physiques, il y a du plus et du moins, et par conséquent une certaine grandeur, on peut traduire en gros ces rapports, à l’aide de certains signes empruntés à la langue des grandeurs, et simuler ainsi une fausse exactitude mathématique qui n’aurait rien de réel. Lorsque La Bruyère dit, en parlant des amants brouillés, qu’il n’y a de plus forte raison de se « haïr que de s’être trop aimés », on pourrait dire qu’entre amants la haine ultérieure est directement proportionnelle à l’amour passé ; mais ce serait dire exactement la même

  1. C’est ce qu’a bien vu J.-J. Rousseau, lorsque, dans le Contrat social, après avoir dit qu’il y a « une proportion continue entre le souverain, le prince et le peuple, » et avoir exprimé ces rapports en termes assez obscurs et probablement assez inexacts, il ajoute : « Si, tournant ce système en ridicule, on disait que, pour trouver cette moyenne proportionnelle et former le corps du gouvernement, il ne faut, selon moi, que tirer la racine carrée du nombre du peuple, je répondrais que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple ; … qu’en empruntant un moment des termes de géométrie, je n’ignore pas que la précision géométrique n’a pas lieu dans les quantités morales. » (iii, 1.)