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le monde entier, et on les voit partout étalées avec orgueil. Le sentiment qui s’y rattachait en Angleterre, dans le passé, se retrouve dans Shakespeare, qui parle souvent de « ceux qui se vantent de leurs cicatrices ». Lafen dit qu’une « cicatrice noblement reçue, ou une noble cicatrice, est une bonne marque d’honneur : enfin, Henri V annonce qu’un vieux soldat « retroussera bientôt ses manches et montrera ses cicatrices ».

Comme les sauvages sont bien plus animés que les peuples civilisés des sentiments dont nous venons de parler, et qu’ils ne connaissent pas d’autre honneur que la réputation de bravoure, que doit-il en résulter ? Le désir de montrer des cicatrices honorables ne portera-t-il pas l’homme à s’en faire d’artificielles ? Nous en avons la preuve. Lichtenstein raconte que le prêtre, chez les Béchuanas, fait une longue incision de la cuisse au genou de tout guerrier qui a tué un ennemi dans la bataille. Il existe un autre usage chez les Cafres Bachopins. Chez les Damaras, « pour chaque animal sauvage qu’un jeune homme détruit, son père lui fait quatre petites incisions sur la partie antérieure du corps, comme marques d’honneur et de distinction. » Ensuite Tuckey, parlant d’un certain peuple du Congo qui fait des cicatrices, dit que cet usage a « surtout pour but de rendre les hommes agréables aux femmes », ce qui se comprend si ces cicatrices passaient pour des blessures reçues à la guerre et pour des preuves de bravoure. Nous trouvons chez les races américaines des faits qui ont la même signification, « Les Indiens Itzaex (du Yucatan) ont de beaux visages, quoique certains d’entre eux y portent des lignes qui sont des signes de courage. » Des faits que nous fournissent d’autres tribus américaines donnent à penser que l’usage des tortures qu’on inflige aux jeunes gens qui entrent dans l’âge mûr a eu pour origine l’habitude de faire des cicatrices artificielles en imitation des cicatrices gagnées dans les batailles. Si l’on a vu de tout temps les gens qui manquent de courage se blesser eux-mêmes pour échapper au service de guerre, on peut avec raison conclure que les hommes les plus courageux qui n’ont jamais été blessés ont pu assez souvent se faire à eux-mêmes des blessures qui leur procuraient le titre prisé par-dessus tout, celui de brave. D’abord secrète et exceptionnelle, cette pratique a pu devenir plus commune et finir par se généraliser, à cause de la réputation qu’elle procure, jusqu’au point qu’à la fin, l’opinion publique se donnant cours contre ceux qui ne l’avaient pas adoptée, l’usage s’est imposé à tous. Dobrizhoffer nous apprend que chez les Abipones « les enfants âgés de sept ans se percent leurs petits bras, à l’imitation de leurs parents, et étalent de nombreuses blessures ; » cet exemple nous fait