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Comme la transition qui mène de l’usage de manger l’ennemi vaincu à celui de le réduire en esclavage adoucit l’usage de prendre des trophées au point de le réduire à des mutilations qui ne causent point la mort ; comme la tendance qui porte l’homme à modifier le mal qu’il inflige, de façon à le réduire au point qu’il diminue le moins possible l’utilité de l’esclave ; et comme, à mesure qu’il se forme une classe d’individus nés dans l’esclavage, la marque que l’esclave porte ne saurait plus prouver qu’il a été pris à la guerre et n’est plus le témoignage d’une victoire remportée par le propriétaire de l’esclave, il n’y a plus de raison pour que la marque de la servitude nécessite une mutilation grave. On peut en conclure que les mutilations les moins dangereuses et les moins douloureuses deviendront les plus communes. Cela nous fournit, en tout cas, une explication raisonnable du fait que la mutilation la plus répandue consiste à couper la chevelure dans un but de propitiation.

Nous avons déjà vu l’origine probable d’une coutume existant chez les Fidjiens ; les tributaires y doivent faire un sacrifice propitiatoire de leur chevelure de cheveux en approchant des grands chefs ; et il y a des preuves qu’un sacrifice du même genre était exigé jadis à titre d’hommage dans la Grande-Bretagne. Nous lisons dans les légendes d’Arthur, qui ne sont point des documents historiques, mais qui sont des témoins excellents des usages des temps où elles ont été créées, nous lisons, dis-je, dans l’abrégé que M. Cox nous en a donné, le passage suivant : « Alors Arthur vint à Caerleon, et là vinrent des messagers du roi Ryons, qui dirent : Onze rois m’ont rendu hommage ; j’ai décoré un manteau avec leurs barbes. Envoie-moi ta barbe, parce qu’il m’en manque encore une pour achever de décorer mon manteau. »

Il y a des raisons de croire que l’usage de prendre la chevelure d’un prisonnier réduit en esclavage a eu pour point de départ une pratique qui différait le moins possible de celle de scalper l’ennemi mort ; en effet, la partie de la chevelure qui sert dans certains cas de sacrifice propitiatoire, et qui dans d’autres cas est abandonnée à un maître, répond par sa position à celle qu’enlève le couteau à scalper. La chevelure cédée par les tributaires fidjiens était le tobe, espèce de queue : il est à supposer qu’elle peut être demandée par le supérieur, et par conséquent qu’elle lui appartient. Ajoutons que, chez les Kalmouks, quand un individu tire un autre par la queue ou la lui arrache réellement, l’acte est considéré comme punissable, parce que l’on croit que la queue appartient au chef ou est un signe de soumission à son autorité. Quand on a tiré les cheveux courts du haut de la tête, ce n’est pas là un crime punissable, parce que l’on