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herbert spencer. — études de sociologie

sujettissement. Je ne puis citer qu’un seul fait montrant qu’une cérémonie propitiatoire vient de cette source. Parmi les mutilations auxquelles se soumettent les habitants des îles Sandwich à la mort du roi ou d’un chef, Ellis cite l’arrachement des dents incisives : on peut choisir entre cette mutilation et l’amputation des oreilles. On comprend assez ce que cela veut dire. Nous lisons, dans les voyages de Cook, que les naturels des îles Sandwich s’arrachent d’une à quatre dents incisives ; la population entière est marquée par ces mutilations répétées, accomplies pour fléchir les esprits des chefs morts, ce qui fait penser que, pour gagner la bienveillance d’un souverain redouté, divinisé après sa mort, ceux qui l’ont connu ne sont pas les seuls qui se soumettent à cette perte, mais que leurs enfants qui naissent plus tard les imitent. Ces faits nous apprennent que cette pratique une fois établie peut survivre sous forme de coutume sacrée après que le sens s’en est perdu.

Pour conclure que l’usage de ces mutilations possède ce caractère sacramentel, nous avons d’autres raisons, tirées de l’âge fixé pour l’opération et du caractère de l’opérateur. Augas nous raconte que dans la Nouvelle-Galles du Sud ce sont les koradgers ou prêtres qui accomplissent la cérémonie de l’arrachement des dents. Haygorth parle d’un Australien à demi domestiqué qui lui dit un jour, « d’un air d’importance, qu’il était obligé de s’absenter pendant quelques jours, qu’il était arrivé à l’âge d’homme, et qu’il était grand temps pour lui de se faire arracher les dents. » Diverses races d’Afrique, les Bakotas, les Dors, etc., perdent aussi plusieurs de leurs dents incisives ; et chez elles aussi cette mutilation est un rite obligatoire. Mais la meilleure preuve (et je l’ai trouvée depuis que j’ai écrit ce qui précède) nous est fournie par les anciens habitants du Pérou. Une de leurs traditions voulait que le conquérant Huayna Capac, pour punir leur désobéissance, « eût fait une loi ordonnant qu’eux et leurs descendants auraient trois dents incisives arrachées à chaque mâchoire. » Une autre tradition que Cieza nous a fait connaître, et qu’on peut faire sortir de la précédente, établit que l’arrachement des dents des jeunes enfants par leur père était « un acte très.agréable aux dieux ». Puis, comme il arrive pour d’autres mutilations dont le sens est sorti de la mémoire, on a voulu les expliquer en disant qu’elles embellissaient la physionomie.

Ajoutons que dans ce cas, comme dans la plupart des autres, la mutilation prend une forme modifiée. « Les Damaras se font une brèche en forme de coin entre les deux incisives » ; et « les naturels de la Sierra Leone liment leurs dents ou en font sauter un éclat » ; d’autres tribus ont des usages analogues.