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carrau. — moralistes anglais contemporains

masse de pierre bien plus considérable que ne le ferait pendant tout un jour un ouvrier armé seulement du pic et de la pioche. Et de même, dans la vie, l’activité qui produit le plus de résultats n’est pas toujours celle qui contribue le plus au développement de l’agent. Supposez un artiste ou un penseur chargé par les circonstances de fonctions publiques qui font peser sur lui une lourde responsabilité ; il peut avoir pleine conscience que l’œuvre entreprise à regret par lui n’est pas au-dessus de ses forces, qu’il ne saurait l’abandonner sans un grave dommage pour la chose publique, et cependant sentir que, malgré l’utilité très-secondaire des services qu’il eût pu rendre dans les domaines de l’art ou de la spéculation, la vie du poëte ou du philosophe eût développé bien plus complètement les énergies latentes de sa nature que le maniement routinier des affaires.

Le véritable critérium du développement sera-t-il la plénitude de la vie, mesurée elle-même par l’intensité de la conscience ? Mais d’abord, la conscience de la peine peut être aussi intense que celle du plaisir ; de plus, même en ne tenant compte que de celui-ci, il n’est pas prouvé que la conscience soit agréable en proportion de son intensité. Et de fait, la plupart des sages ont placé leur idéal de bonheur, non pas dans les agitations violentes des plaisirs les plus vivement sentis, mais dans l’apathie, l’ataraxie, voire l’insensibilité du Nirvana. — Enfin, l’intensité de la conscience n’est pas la seule condition du développement du moi ; il faut encore que les différentes facultés ou capacités soient développées harmonieusement. Tel homme peut mener une vie très-intense en s’abandonnant à une seule passion ; et cependant il est permis de croire qu’il serait plus heureux en cultivant également les autres parties de son être. Mais jusqu’à quelle limite chacune doit-elle être cultivée ? C’est ce qu’il n’est pas possible de déterminer avec une suffisante précision. D’autre part, il est également vrai qu’un développement trop dispersé est nuisible au bonheur ; l’intensité de la conscience agréable ne se produit que si l’activité se concentre en un petit nombre de directions. Le point où cette concentration doit s’arrêter, celui où la dispersion commence, varient d’un homme à l’autre ; aucune formule générale ne les peut fixer.

En résumé donc, la méthode déductive ne réussit pas mieux que la méthode empirique ou expérimentale à donner au système égoïste une suffisante précision ; les prétentions scientifiques de cette doctrine se trouvent par là condamnées. Dans un remarquable article (Mind, avril 1877), M. Alfred Barratt a protesté avec énergie contre cet arrêt ; il s’est principalement efforcé d’établir que le plaisir est directement ou indirectement le seul motif de l’activité ; que, par suite,