Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
274
revue philosophique

suprême de l’activité, semble exclure la considération de fins désintéressées, telles, par exemple, que la vertu. Or, il est admis, même par les théoriciens de l’égoïsme, que la pratique de la vertu est un élément de bonheur ; et cependant une vertu qui n’est recherchée qu’en vue du bonheur qu’elle promet perd ce caractère de désintéressement qui constitue véritablement son essence. — Mais, répond M. Sidgwick, il n’est pas nécessaire que l’homme ait toujours les yeux fixés sur la fin qu’il se propose ; et ce qui n’est en soi qu’un moyen peut très-bien devenir l’objet d’une aspiration aussi vive, d’une poursuite aussi persévérante que la fin elle-même. Et c’est le cas pour la vertu. Au point de vue égoïste, elle n’a de prix que comme instrument de bonheur ; mais, par une discipline morale appropriée, il est possible à l’homme de fortifier l’amour naturel qu’elle lui inspire, au point que cette tendance désintéressée se subordonne toutes les autres et masque au regard de la conscience le désir même d’être heureux. On en doit dire autant des affections sociales, et en général de toutes les inclinations qui nous portent vers des biens différents du plaisir, comme la science ou la beauté. Quant à l’hypothèse d’une vertu tellement désintéressée qu’elle accepterait avec joie un renoncement total et définitif au bonheur, M. Sidgwick se refuse à la discuter ; elle est trop manifestement contraire à la constitution de la nature humaine.

En résumé donc, l’objection fondamentale contre la méthode empirique de l’égoïsme, c’est que les conditions d’un calcul rigoureux des plaisirs et des peines font à peu près entièrement défaut. Il est vrai que, pour la pratique, le sens commun fournit certaines règles qui peuvent nous guider dans nos appréciations ; ainsi les hommes s’accordent à reconnaître que la santé, la richesse, la réputation, le rang social, le pouvoir, les agréments de la société et les joies de la famille, les satisfactions de la curiosité scientifique et du sens esthétique, sont, de tous les biens, ceux qui contribuent le plus largement au bonheur.

Mais, dès qu’il s’agit de construire une échelle comparative, les divergences se manifestent ; de plus, l’opinion publique, sur chacun de ces biens pris à part, ne semble pas d’accord avec elle-même, car elle se fait l’écho bienveillant de toutes les déclamations qui en déprécient la valeur ou en proclament l’inanité. Enfin, pour ce qui concerne quelques-uns d’entre eux, comme la richesse, la réputation, le pouvoir et le rang social, les moralistes de toutes les époques ont été en opposition formelle avec le sentiment du vulgaire, sans être jamais parvenus à le convaincre. Et si les conclusions des sages, résultats de réflexions profondes, sont, à ce titre, dignes