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carrau. — moralistes anglais contemporains

I. C’est un fait incontestable que les hommes comparent les plaisirs et en apprécient les degrés différents d’intensité ; mais cette appréciation est fort grossière et ne peut servir de fondement à un hédonisme scientifique ; elle est de plus exposée à des causes d’erreur dont il nous est impossible de déterminer exactement l’action perturbatrice. Toute mesure suppose deux termes ; mesurer l’intensité d’un plaisir, c’est donc comparer un sentiment actuel avec un sentiment qui n’est que représenté idéalement. Il est vrai que nous sommes capables d’éprouver deux ou plusieurs plaisirs à la fois ; mais alors l’appréciation comparative de leur intensité devient défectueuse, car ou bien ils constituent un seul état de conscience dont nous sommes impuissants à isoler les éléments, ou bien ils entrent pour ainsi dire en conflit, de telle sorte que l’un empêche l’autre d’atteindre au degré d’intensité qui lui est naturel.

Et comme, par suite, la comparaison ne peut vraiment s’établir qu’entre une sensation actuelle et une sensation idéalement représentée, qui nous assure que celle-ci exprime exactement le degré de plaisir que nous éprouverions si elle était réelle ?

Il y a plus : ce jugement comparatif n’a d’autre objet que de déterminer notre conduite ; il s’agit pour nous de choisir entre des plaisirs qui nous apparaissent comme des résultats ultérieurs de nos actes. Donc ce sont des plaisirs futurs ; donc, dans la pratique, les termes comparés seront tous, ordinairement, des représentations idéales. L’imagination nous les fournit, et, pour cela, elle s’inspire principalement soit de notre expérience des plaisirs passés, soit de l’expérience des hommes auxquels la sympathie nous unit plus étroitement, ou de certaines maximes générales, transmises par l’éducation et qui traduisent pour nous l’expérience commune du genre humain.

Dans l’un et l’autre cas, un large champ est ouvert à l’erreur. Une méthode rigoureuse parviendrait-elle à la réduire dans de plus étroites limites ? Et d’abord jusqu’à quel point chacun de nous est-il capable d’apprécier les plaisirs et les peines dont il a fait l’expérience dans le passé ? Même quand il s’agit de sensations de même ordre, nous ne le pouvons que très-imparfaitement. Dans un bon dîner, par exemple, il ne m’est pas toujours possible de comparer le plaisir que m’ont causé les plats ou les vins différents. La supériorité d’un plaisir intellectuel sur un autre de nature analogue m’échappe, à moins qu’elle ne soit considérable. À plus forte raison suis-je impuissant à construire une échelle de plaisirs d’espèces diverses : comment comparer le travail avec le repos, l’exercice de l’esprit avec l’effusion de la tendresse, la joie d’avoir découvert une vérité scientifique avec celle d’avoir fait