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heureux ? Non ; ma fin étant de tendre à la perfectionne conçois que celle de mes semblables doit être identique à la mienne et digne du même respect ; par la justice, je m’abstiens de faire obstacle au légitime développement de leur activité ; par la charité, je fais tomber autant que je puis les entraves dont l’ignorance, la souffrance physique, la misère enchaînent leur liberté et leur raison ; dans les deux cas, ce qui m’est vraiment sacré, c’est, non pas le bonheur des autres, mais leur liberté en tant qu’elle est condition essentielle de leur perfectionnement. Je puis donc soutenir que, pour tous les moralistes qui ne sont pas utilitaires, la seule fin rationnelle et obligatoire, c’est, en dernière analyse, la perfection de tous les êtres libres.

Il est vrai qu’ici le moraliste se trouve en présence d’une redoutable question, celle de l’existence de la liberté. Il semblerait même que ce problème dût être posé et résolu avant tous les autres, car le postulat fondamental : dans certaines conditions données, il y a quelque chose qui doit être fait, n’a de signification morale que si l’homme est agent libre. M. Sidgwick croit pourtant que le problème métaphysique du libre arbitre est insoluble ; il résume avec une grande force les principaux arguments du déterminisme, et il les déclare irréfutables, tout en reconnaissant qu’ils viennent se heurter contre le témoignage formel de la conscience. De là une antinomie qui rend singulièrement douteuse la possibilité d’une science de la morale. M. Sidgwick tourne la difficulté en essayant de montrer que la morale n’implique pas nécessairement le libre arbitre. En effet, il n’est pas vrai, comme l’a soutenu Kant, qu’il y ait identité entre la liberté et la raison pratique ; une action peut donc être raisonnable, sans être par cela même une action libre. De plus, un acte peut être désintéressé et rester soumis à la loi d’un déterminisme absolu. Or, pour que la morale soit possible, il suffit que certaines fins soient conçues comme rationnelles et certains actes comme désintéressés ; la science est dès lors en possession de son objet, elle n’a plus qu’à marquer avec précision quelles sont ces fins, quelle est leur valeur relative, par où tel motif d’action est supérieur à tel autre, le motif désintéressé au motif égoïste, par quels moyens celui-là peut acquérir pratiquement une force qu’il ne possédait pas tout d’abord. Rien de tout cela n’est en contradiction avec la thèse déterministe.

M. Sidgwick reconnaît cependant qu’il est une partie de la morale où la notion du libre arbitre est nécessairement impliquée : c’est celle qui se fonde sur l’idée de justice. La justice exige que chacun soit récompensé ou puni selon qu’il a mérité ou démérité ; or il n’y a mérite ou démérite qu’à la condition qu’il y ait liberté.