Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/275

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
265
carrau. — moralistes anglais contemporains

listes, qui voient en elle le but unique et suprême de l’activité, admettent que la vertu doit être recherchée pour elle-même, non comme moyen de bonheur, et que les préceptes de vertu sont connus par une intuition directe et immédiate. D’où cette conclusion qui contient l’explication du plan tout entier de l’ouvrage : il y a trois méthodes principales de morale, correspondant à trois grands systèmes, l’égoïsme, l’intuitionisme, l’utilitarisme.

Nous croyons devoir dès maintenant faire quelques réserves. Nous admettons volontiers, avec M. Sidgwick, que le postulat fondamental de la morale, c’est que, dans certaines circonstances données, il y a quelque chose qui doit être fait, ou, plus exactement, être choisi et voulu ; mais cela même exclut, selon nous, du domaine de la morale les deux systèmes de l’égoïsme et de l’utilitarisme. En effet, après avoir nettement marqué l’obligation comme le caractère essentiel de l’acte moral, M. Sidgwick substitue à cette notion très-claire celle, beaucoup plus vague, de fins rationnelles. Et certes il est fort raisonnable de poursuivre son propre bonheur ou celui d’autrui, si l’on veut dire par là qu’une telle conduite est conforme aux tendances générales de l’humanité ; mais ce qui est raisonnable est-il, par cela même, moralement obligatoire ? Là est toute la question. Un égoïste disposant sa vie de manière à ne jamais léser les intérêts de ses semblables, bienfaisant même dans la mesure où cela lui est utile pour s’assurer le repos de la conscience et l’estime de ceux qui le connaissent, peut être un homme fort sensé ; s’ensuit-il que sa conduite ait une véritable valeur morale ? En un mot, ni la recherche du bonheur individuel, ni celle du bonheur public ne nous paraissent de soi obligatoires ; elles ne le sont en tout cas que consécutivement et secondairement, lorsque, par exemple, je sacrifie, par devoir, un bonheur inférieur et grossier à celui qui résulte ordinairement de la pratique de la vertu, ou que, par dévouement civique ou humanitaire, j’immole mon intérêt particulier à l’intérêt général.

J’avoue de plus ne pas comprendre pourquoi la perfection, sinon de tous les êtres, au moins de tous les hommes, ne serait pas le but suprême de l’activité libre. Aucun moraliste sérieux, dit M. Sidgwick, n’a jamais admis que ce fût là une fin rationnelle. Je crois pourtant que telle est au fond la pensée de Kant et de tous les théoriciens anti-utilitaires. Si mon bonheur à moi ne m’apparaît pas comme une fin moralement obligatoire, il est impossible que le bonheur d’autrui revête à mes yeux ce caractère. Sans doute le devoir me commande, d’être juste, charitable envers autrui ; mais est-ce précisément parce que, juste et charitable, je rendrai les autres plus