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quement la possibilité de ce fait : qu’une partie de l’énergie accumulée dans une cellule qui conserve une idée puisse se répandre dans le territoire du sentiment et mettre celui-ci en action. Ici encore se voit une profonde différence entre l’homme et la femme. Chez le premier, surtout quand l’activité mentale est extraordinaire, les affections ne se forment qu’après que la sensation est devenue une idée. Chez la femme au contraire, les idées passent presque toutes à travers les régions chaudes et parfumées de l’affection. Elle ne peut avoir des idées d’amour et de haine sans avoir d’abord haï ou aimé ; nous, nous n’aimons et haïssons le plus souvent qu’après avoir longuement médité sur les idées qui se rapportent à ces sentiments. Les filles d’Eve nous reprochent souvent de n’être capables que d’amours de tête ; elles veulent dire par là qu’en nous les idées de l’amour se substituent à ses ardentes énergies et en prennent la place ; elles veulent dire qu’en nous le sentiment est souvent fils de l’idée au lieu d’en être le père. Dans les deux cas, la différence entre un sentiment et un autre est grande, selon qu’il est né de la sensation ou de l’idée. Il suffit de se rappeler la passion chaude et spontanée que nous ressentons pour une femme que nous avons vue de nos yeux, et la tiède affection que nous éprouvons pour une créature que nous voulons aimer dans une ode ou une élégie.

Si la transformation directe des idées en sentiment est un fait rare en tant que contraire à la marche naturelle des choses qui change les sensations en sentiments et les sentiments en idées, il y a cependant une transformation partielle de cette sorte qui est commune : c’est quand une idée née d’un sentiment reflète sur lui son rayon intellectuel et l’embellit, et pour ainsi dire le renforce. Les phénomènes psychiques sont très-complexes, et gare à nous si nous laissons s’échapper de nos mains le fil qui s’entortille et se noue cent fois dans l’écheveau embrouillé ! Un sentiment fournit une riche matière d’idées ; celles-ci s’arrangent, se conservent, se distribuent harmonieusement dans les cellules nerveuses de notre cerveau. L’homme les contemple, s’en éprend, les fait étinceler, et une partie de ces idées se transforme en sentiment. Comparez les amours simples d’un homme vulgaire aux amours élevées, compliquées, chargées d’ornements des fortes intelligences, et vous verrez quelle part peuvent avoir les idées dans la transformation des sentiments.

Dans les cas de suprématie intellectuelle j’ai déjà dit que les idées peuvent avoir la plus grande importance dans la genèse des affections. Un cerveau toujours attaché à un même argument s’en éprend et fait d’une seule idée le pain quotidien, la passion de chaque heure et de chaque minute. Que de baisers donnés dans le mys-