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mantegazza. — transformation des forges psychiques

démontré que notre œil est un véritable appareil photographique.

Nous ne pouvons avoir d’idées claires et énergiques que des affections qui nous avons éprouvées ; tout sentiment est une clef qui nous ouvre un monde d’idées, et, pour tout sentiment qui nous manque, un monde d’idées nous reste fermé. L’imagination peut quelquefois suppléer à l’affection qui manque, mais elle y supplée mal. C’est une vérité qui a été proclamée bien des fois depuis Horace : Si tu veux rn’émouvoir, commence par être ému toi-même. Il n’est pas vrai pour cela que la mesure du sentiment soit égale à celle de l’idée produite. La pensée est un mécanisme tantôt grossier et qui gaspille une grande quantité de forces en frottements inutiles, tantôt délicat et qui conserve toute la force mise en jeu en produisant un travail intense. Vingt bœufs ne peuvent remuer un char qu’un enfant guide sans peine sur les rails à la suite d’une locomotive ; un grand vent meut à peine un navire mal construit ; une petite brise fait bondir sur la vague un bon voilier.

Il est très-curieux, très-intéressant d’examiner la transformation diverse des sentiments et des idées dans les deux sexes et dans les divers organismes psychiques. Dans la femme, par exemple, tout se change en affection ; dans l’homme de haute intelligence, tout se change en pensée. Gœthe se guérit de l’amour et de la manie du suicide en écrivant Werther ; la femme baise dans les livres le nom de l’auteur qui la transporte. Dans la vie de l’homme le plus vulgaire, on peut voir la part diverse que prennent le sentiment et la pensée dans la transformation de la sensation : dans le jeune homme, toutes les sensations érotiques se changent en affection ; dans le vieillard, elles se transforment en paroles inconvenantes et en propos déshonnêtes ; et la grossièreté des plaisanteries est souvent le premier symptôme de la décadence génitale. Les forces centrifuges sont diminuées, et la pensée, qui est l’ultimum moriens, conserve la forme de ce qui n’est plus. C’est une gousse sans graine. La diverse transformation des énergies psychiques explique plus qu’à moitié la psychologie de la femme ; chez elle, les sensations, les pensées, toute énergie psychique se transforme en sentiment, et elle est toujours ainsi suspendue dans un nuage ardent et vaporeux d’émotions et de curiosité.

Les idées naissent des sentiments qu’elles représentent : le sentiment esthétique crée toute l’esthétique, comme beaucoup de théologies naissent du sentiment religieux. Quand nous étudions une œuvre d’art ou même un travail scientifique, il est beau de chercher l’affection qui a inspiré l’une et l’autre ; celui qui ne s’occupe pas de ce problème ne fut, n’est et ne sera jamais un critique. Une trans-