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REVUE PHILOSOPHIQUE

quelque leinte de vraisemblance spécieuse, en face de la doctrine de l’optimisme et de la sérénité à tout prix, la doctrine de Job et d’Heraclite, la doctrine de l’universelle misère et du désespoir, solution de tout ; » il est vrai que ce moribond conscient de son anéantissement graduel, ce fou conscient de son délire c’est contre la Providence un témoin à charge assez terrible pour mériter d’être entendu ; » il est vrai que cette intelligence envahie par l’épouvante d’une imminente destruction, énervée par l’amincissement du souffle de vie, à la fois croulante et fiévreuse, peut bien crier au ciel qu’il en pressent le vide, et à l’enfer qu’il en voit d’avance l’éblouissante horreur ; il a prouvé par son exemple « qu’il y a des âmes qui, submergées dans une complexe et irrémédiable détresse, ne peuvent faire appel et signal à aucune de ces doctrines de sauvetage qui cinglent vers la haute mer sous pavillon chrétien ou philosophique ; » si c’était son but, il l’a atteint. Oui, sans doute, il y a de telles âmes ; mais a-t-il prouvé qu’elles sont fortes et grandes, qu’elles ont épuisé en leur douloureuse existence toute la réalité de la vie, qu’elles enferment en elle, à son plus haut degré de concentration, la pure essence humaine ? Tant de lamentations confessent bien de la faiblesse ; il y a dans ces cris de haine de l’amour encore, comme dans ces blasphèmes un reste de foi. Après tout, folie pour folie, mieux vaut la folie de l’espérance ; c’est la plus douce, et, au fond, la plus naturelle. Ce généreux esprit était-il bien loin de le reconnaître ? À un moment, où sans doute dans le silence de ses douleurs physiques il reprenait la liberté de sa pensée, il a laissé échapper une protestation éloquente contre ses propres maximes ; nous la citerons tout entière, parce qu’elle est pleine de vérité, et aussi pour achever de donner une idée de la vigueur de sève et de la richesse de ce talent si prématurément enlevé. « Craignons, moralistes misanthropes et dédaigneux, dont l’esprit désabusé et le bon sens pratique se vantent de ne point surfaire l’humanité, craignons de prendre notre propre impuissance pour la mesure de la puissance humaine, et de mériter ainsi les âpres reproches de Sénèque et de Montaigne. L’homme, disons-nous, est un être abject. — Oui bien toi qui le dis, et l’on peut t’en croire sur parole, mais non pas Cléanthe, non pas Caton, non pas Marc-Aurèle. — Qu’il est ridicule de se faire de la volonté humaine une idée si démesurée ! — Et à quelle mesure donc la rapporteras-tu ? à celle de ta volonté à toi, qui ne veux que jouir, que contenter tes passions, que fuir la mort qui déjà ronge ton sein ? Pourquoi, pour apprécier la puissance de la volonté humaine, prendrai-je plutôt ta mesuré infime que celle d’Épictète qui avait réduit sa volonté à cet unique objet : « Vouloir me plaire à moi-même, et être beau aux yeux des Dieux. »

D.