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analyses. — caumont. Jugement d'un mourant sur la vie

style. Peut-être voyait-il devant lui un glorieux avenir de lettré. Mais il sentit de bonne heure s’abattre sur ses organes l’étreinte inexorable de la phthisie, et pendant deux ans il fut à même de contempler la mort en face : c’est de quoi rendre moraliste. Il nous le dit : penché sur lui-même, il regarda son âme se creuser et se flétrir, à mesure que se creusait sa poitrine ; il entreprit d’écrire cette « psychologie tuberculeuse ; » il voulut se faire « le cicérone des ruines de sa pensée ».

Déjà expert en l’art d’écrire, il se façonna, pour donner un corps à ces visions maladives, une langue » colorée et matérielle, d’une saveur acre, d’un relief énergique, d’une intensité saisissante. Pour traduire au dehors l’obsession de ses idées, il mania la métaphore criante et réaliste ; pour rouler le flot d’impressions violentes qui sortaient sans cesse du fond de son cerveau endolori, il agença la période au cours pesant, au mouvement complexe, au trait final sonnant et frappant. Grâce à cette forme épaisse et comme charnue, il parvient à rendre visibles le mal qui ronge sa pensée, les tressaillements de son âme, la sueur intérieure qui l’envahit, lorsqu’il descend au fond de la douleur et qu’il en sent les racines se prolonger et se perdre bien au-delà de la vie présente, au-delà de la mort. Pour n’être plus celui de Pascal, ce style a sa puissance et son genre de beauté. C’est celui de notre âge, celui qui répond au tour d’imagination des générations nouvelles. Ce tout jeune homme en avait curieusement étudié les secrets, et il l’a manié en apprenti bien près de passer maître.

Mais à un esprit raffiné il joignait un cœur ardent ; et quoique né en ce froid et gris automne du siècle, il avait embrassé l’idée de justice, et trouvait encore un sens au mot d’humanité. C’est ainsi qu’il ne pardonne pas au stoïcisme son insensibilité, et qu’il ne comprend rien aux belles théories des apologistes sur le péché héréditaire et la damnation décrétée par avance. Il a des mots piquants contre la dureté de cœur qui s’accommode de ces doctrines. À Stilpon, par exemple, qui dans la ruine de sa patrie et la perte de ses proches se vante de n’avoir rien perdu de ce qui est à lui, il crie : « Oh ! le vilain homme ! eh ! qu’est-ce donc qui est à toi, cuistre ? ta cuistrerie ? » Aux théologiens qui répètent que sans le péché originel l’homme est une énigme inexplicable, il demande « lequel vaut mieux d’être inexplicable ou d’être expliqué par une iniquité, » comme s’il pouvait y avoir rien de plus incompréhensible que l’injustice : « eh ! mes amis, restons inexplicables, restons avec nos contradictions, nos misères et nos grandeurs ; du moins, nous pouvons, sans qu’on nous explique, nous aimer, nous entr’aider… » Et la page se poursuit vive, ingénieuse, ardente ; elle rappelle l’apostrophe célèbre de Vauvenargues contre les charlatans de morale qui nouent les difficultés pour le plaisir de les dénouer ensuite.

Mais quand il ramène ses regards sur lui-même, il se trouve acculé à un pessimisme sans issue. Et il est vrai, comme il le dit, « que le spectacle de cette intensité de jeune misère, de ce désespoir humain si complet, présenté à nu avec toutes ses plaies, peut soutenir avec