Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
210
REVUE PHILOSOPHIQUE

directrice préside aux phases successives de cette évolution. La plante tient à la terre par ses racines ; elle est comme prisonnière ; elle attend sa nourriture, ne pouvant aller au-devant d’elle ; l’animal est un individu ; outre une forme déterminée il a une existence intérieure ; il porte en lui ses organes de nutrition, ses racines en quelque sorte, qui ne le fixent plus à la terre, et d’un mouvement spontané il fuit le danger, il court à la satisfaction de ses besoins. Au plus bas degré, ce n’est qu’une obscure sensation de la vie physique qui le guide ; mais peu à peu la conscience apparaît et avec elle de véritables sentiments, comme la tristesse à la mort des petits chez les mammifères et chez les oiseaux, comme la joie de retrouver son maître chez le chien, jusqu’à ce qu’enfin dans l’homme se montre l’intelligence individuelle, indépendante et libre, qui varie ses actes selon les circonstances, qui invente des fins et des moyens pour les atteindre. L’imagination objective travaille donc comme l’esprit humain, montant d’un élan continu vers l’idéal, se servant de l’œuvre accomplie comme d’un moyen pour une œuvre nouvelle, ne trouvant jamais dans la beauté réalisée que l’occasion de rêver une beauté plus parfaite.

Cette puissance communique à ses créatures quelque chose de sa mystérieuse fécondité ; elle s’emprisonne elle-même dans les organes de la génération, elle y est présente et y accomplit son œuvre divine. La vie n’a tout son prix que par cette faculté de la transmettre, d’en faire l’abandon. La joie suprême est de créer. Quand l’être est dans toute sa force, dans toute sa beauté, il est paré pour le sacrifice. Il croit chercher la jouissance la plus haute : il travaille à perpétuer l’espèce ; il se croit plus vivant que jamais, il meurt à lui-même, il nie son droit à l’existence, il engendre les êtres qui doivent le chasser et prendre sa place sur la terre. Ainsi, dans la joie divine de créer, dans la plus haute exaltation de l’être, dans l’ivresse de la vie qui se communique, se révèle la nécessité de l’anéantissement et de la mort. L’individu, par l’amour, renonce à lui-même, s’éteint pour allumer une lumière plus brillante, une flamme plus vive ; et le progrès s’accomplit par ce désintéressement. « Mais le cerveau, chez les êtres vivants, peut former comme un pôle opposé aux organes de reproduction, surtout quand ces êtres sont haut placés dans l’échelle organique. » Cette idée de l’auteur nous semble très-juste et donner l’explication de bien des phénomènes de la vie morale. Dans l’homme, le cerveau est l’instrument du génie, l’organe de la génération spirituelle. Cet organe ne peut-il tarir les sources de la génération physique, ou plutôt les détourner de leur cours, les jeter et les confondre en lui-même, transformant les désirs en idées, les sensations en sentiments, l’entraînement physique en un élan spirituel ? N’est-ce pas cette métamorphose que chantait Platon dans ses hymnes du Banquet ? Et les fanatiques de l’amour n’allument-ils pas à ce foyer matériel la flamme qui les dévore ? Qu’est-ce que la poésie amoureuse ? De la vie sous forme d’images, de la force vitale sous forme d’enthousiasme lyrique. Le