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par la puissance réelle du rien pensé, que par le rien, qui tient de l’imagination la signification d’un quelque chose pour l’esprit[1]. » Le principe d’identité, qui domine toute la logique, n’a lui-même toute sa portée et toute sa valeur dans la conscience que grâce à l’imagination. Il se formule de la façon suivante : ce qui est est , mais cette formule suppose que la détermination de est clairement établie par l’imagination, et « qu’en même temps le non-être est présent à l’esprit, pour être exclu et repoussé, car la détermination n’est complète que par l’exclusion du contraire. »

L’œuvre de l’entendement est de saisir les choses dans leurs rapports, et pour cela de les soumettre aux catégories de substance, de cause, de possibilité. Il ne faut pas accorder à Kant que ces catégories soient dans l’esprit comme des formes toutes faites, comme des moules fabriqués d’avance et attendant la matière des phénomènes. L’esprit n’est pas une machine à ressorts compliqués, où des rouages en accord se mettent réciproquement en branle par un mouvement nécessaire. L’esprit agit ; son action a ses lois, qui se révèlent en s’appliquant. Il n’y a en dernière analyse qu’une seule catégorie : l’esprit prenant conscience de sa puissance créatrice, s’apparaissant comme force, comme cause, et trouvant dans cette intuition immédiate de la force les notions de l’être et de la possibilité. Qu’est-ce donc que l’entendement ? C’est l’imagination prenant conscience de sa puissance créatrice et y trouvant les lois mêmes de toute pensée. Par la raison, nous ne saisissons plus les choses du point de vue de la réalité, nous apprécions leur valeur morale, nous jugeons leur perfection relative, et en face de ce qui est nous affirmons ce qui devrait être. Il ne faut pas croire que les idées du vrai, du beau, du bien soient des idées immuables, des types déterminés et invariables ; comment serait-il possible d’appliquer aux objets les plus différents cette mesure unique ? Il faut supposer dans l’esprit une puissance vivante, toujours active pour la connaissance et la création de l’idéal, qu’elle porte en elle-même comme un germe à féconder. Cette faculté de créer est encore l’imagination. L’âme n’a pas en soi, par exemple, l’idée du beau sous forme d’image actuellement définie ; elle a la faculté de discerner le beau dans les objets extérieurs, dans les représentations internes, et de donner une expression à ce sentiment, de faire de cette intuition une réalité visible. Les idées du beau, du vrai, du bien sont dans l’esprit à l’état de germes et se développent par un lent progrès. Ce n’est pas à dire qu’elles n’aient qu’une existence subjective, qu’elles soient uniquement l’œuvre de notre fantaisie, l’expression de nos désirs inassouvis. La valeur que nous attribuons à la science, à l’art, à la morale suppose l’existence réelle, nécessaire, absolue de l’idéal. « Les idées sont un rayon de la

  1. Sans nier le rôle de l’imagination dans la comparaison, il serait possible d’éviter cette théorie qui suppose que le néant peut être pensé. La réponse serait analogue à celle que nous avons faite à propos de l’erreur.