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variétés. — un théologien philosophe

études théologiques, et les travaux postérieurs n’ont fait que confirmer en grande partie les résultats auxquels le jeune écrivain de vingt-sept ans était parvenu du premier coup par une sorte de divination. Moins universel que Lessing, Strauss se rapproche de lui par le caractère de son style, par l’amour qu’il portait et les services qu’il a rendus à la cause de la liberté de la pensée et de cette culture intellectuelle que ses compatriotes appellent d’un beau nom, l’Aufklärung, l’ « éclairement ».

Il nous sera permis de douter que les productions de la dernière partie de la vie de Strauss soient destinées à un aussi bel avenir que celles de sa jeunesse et de son âge mûr. À trente ans, il s’était fait chef d’école et directeur du mouvement des esprits ; à soixante, il n’entraîne plus, il est entraîné, seul encore, mais à l’arrière-garde. Séduit par les imposants résultats de la science moderne comme par un mirage fascinant, il embrasse sans hésitation des hypothèses au moins téméraires, il met sa vieille expérience d’écrivain au service de sa jeune inexpérience de naturaliste, il affecte d’ignorer l’existence de problèmes que ses méthodes semblent impuissantes à résoudre, et il confond dans une alliance illusoire les doctrines les plus incompatibles.

Le matérialisme et l’idéalisme, en effet, quand même on les réunit sous l’appellation commune de monisme pour les opposer au bisubstantialisme des écoles spiritualistes, diffèrent plus profondément entre eux que de ce dernier système. Peu importe à la vérité que l’on explique l’ensemble des choses par un seul principe, ou qu’on ait recours à deux ; là n’est pas le nœud de la question ; c’est la nature attribuée à ce principe qui imprime son caractère à la doctrine métaphysique : non quid sed quemadmodum. L’idéalisme platonicien qui place l’idée du bien au fond comme au sommet de toute chose, s’il laisse subsister bien des obscurités et des doutes, paraît du moins satisfaire l’esprit en assignant une raison adéquate à l’existence du monde ; le matérialisme mécaniste au contraire s’épuise en vains efforts pour tirer le plus du moins, la loi nécessaire du devoir des lois contingentes du monde physique. Il a manqué à Strauss dans toute sa vie d’avoir lu, compris, admiré Kant ; il aurait reconnu à l’école de l’auteur de la Critique que, si la nature est impuissante à rendre raison de l’acte moral, la moralité au contraire éclaire, explique et justifie l’univers.

Théodore Reinach.