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premiers et ses derniers ouvrages. « J’ai trouvé, écrivait Edgar Quinet en 1838, sous ce masque du destin un jeune homme plein de candeur, de douceur, de modestie, et une âme presque mystique et comme attristée du bruit qu’elle a causé. Cette lèvre fine, soucieuse, légèrement pincée, ce nez aquilin, ces yeux vagues, un peu cerclés, naturellement très-faibles et le plus souvent fixés à terre, enfin ce front large et proéminent, ce sont bien là les traits d’un penseur et d’un savant ; mais on n’y lit pas l’inflexible rigueur du théologien, la fougue du polémiste, l’audace du métaphysicien. »

En société, Strauss avait l’abord timide et difficile ; mais, la première glace rompue, sa conversation gaie et aimable révélait aussitôt un esprit très-juste, très-cultivé et très-ouvert, une sensibilité extrême, facile à effaroucher, vive et implacable dans ses colères, un grand amour de l’art, joint à un goût sûr et exquis, une volonté ferme, persévérante et qui ne redoutait pas la lutte, eût-elle le monde entier contre elle, des convictions ardentes, l’horreur du fard, des platitudes, des ténèbres et du mensonge. On a vu ses opinions politiques et les penchants aristocratiques qu’elles trahissent ; patriote sincère, mais parfois aveugle, père de famille dévoué, il était très-accessible aux douces et pénétrantes joies du foyer domestique, qu’il ne lui fut pas donné de goûter dans leur plénitude. Il nouait malaisément des amitiés et les rompait de même ; peu d’hommes ont eu d’aussi fidèles amis et leur ont été aussi fidèles.

Écrivain, il avait reçu en partage une heureuse facilité jointe à une clarté et à une limpidité de » style peu ordinaires chez ses compatriotes. L’assemblage des matériaux était pour lui une tâche pénible et effrayante ; mais il était récompensé de ses laborieux efforts par le plaisir exquis qu’il prenait à voir l’argile informe « se pétrir et se façonner comme d’elle-même entre ses doigts. » Dans sa jeunesse, il avait eu beaucoup de goût pour la poésie, et il en conserva jusqu’à sa mort ; mais on a vu qu’avec une parfaite impartialité de jugement il se refusait la qualité maîtresse qui fait le poète, l’imagination. Il se comparait à l’oiseau dont il portait le nom (Strauss, autruche), dont les ailes rudimentaires ne lui permettent pas de voler, mais donnent quelque chose d’aérien à sa démarche ; tel le sentiment poétique de Strauss se trouve mêlé à tous ses écrits et ajoute je ne sais quelle aimable vivacité à leur allure.

Un ouvrage critique de premier ordre et quelques biographies pleines de savoir et de talent, voilà ce que la postérité retiendra de l’œuvre considérable de David-Frédéric Strauss. L’influence de cet esprit fin et sévère sur la science de son époque n’est pas méconnaissable ; sa Vie de Jésus a imprimé une direction nouvelle aux