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lution, qui brisait à jamais sa carrière universitaire, dut beaucoup coûter. à son amour-propre ; né pour le professorat, il lui était sans doute pénible de s’en voir écarté pour cause d’ « inaptitude morale ». Les succès que lui valurent plus tard ses publications notaient qu’une insuffisante compensation pour l’orgueil légitime, la joie intime et cordiale qu’éprouve un maître à communiquer en quelque sorte son âme à ses auditeurs, à les imprégner de ses idées, à leur faire partager ses passions, ses mépris, ses enthousiasmes.

Pourtant l’injustice des persécutions qu’il avait subies et de douloureuses pertes de famille (la mère de Strauss mourut en 1839, son père en 1841) n’abattirent pas l’énergie de Strauss et n’ébranlèrent pas ses convictions. Au fond de sa modeste retraite de Stuttgart, il prépara et publia un second grand ouvrage, la Glaubenslehre ou Histoire du dogme chrétien (1840-41, 2 volumes). Dans ce livre aussi, on reconnaît à chaque pas les traces de l’inspiration hégélienne de laquelle était sortie la Vie de Jésus. Bien qu’il ait renoncé, à ce qu’il semble, au principe de l’identité de la religion et de la philosophie, l’auteur pense que la valeur des dogmes se mesure à leur plus ou moins exacte conformité avec les derniers résultats de la science ; cette conformité est le fruit lentement élaboré de cette vaste critique objective qu’on nomme l’histoire, bien autrement infaillible que les appréciations incomplètes et fugitives des individus. « La vraie critique du dogme, c’est son histoire[1]. » On reconnaît ici la théorie hégélienne de l’évolution des idées dans le temps. De l’examen approfondi du dogme chrétien, tel que l’ont constitué ses variations successives à l’époque primitive, au moyen âge, pendant et depuis la Réforme, Strauss concluait que, si dans plusieurs de ses parties essentielles (la personnalité divine, la création ex nihilo, l’immortalité personnelle) le christianisme ne paraît plus marcher d’accord avec la science, l’idée qui lui sert de base, à savoir le rapprochement et la fusion de l’élément humain et du divin, est aussi le fond de la philosophie moderne.

Les idées développées dans la Dogmatique ne manquaient pas d’originalité ; le mérite littéraire du livre ne le cédait en rien à celui de la Vie de Jésus. Cependant il ne rencontra qu’un froid accueil ; il n’avait pas l’attrait de la nouveauté ; puis les esprits entiers et radicaux lui préférèrent l’Essence du christianisme, que Feuerbach venait de publier. Le médiocre succès de la Dogmatique ne fut sans doute pas étranger à la résolution que prit l’auteur de ne plus aborder le brûlant terrain de la théologie. Mais il faut y ajouter

  1. Glaubenslehre, tome I, ch. X10, 71.