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celle-ci, jouissant du libre arbitre (svatantriya), ne ferait que ce qui lui est agréable et utile si elle était le point de départ de l’action, tandis que l’expérience prouve qu’il n’en est pas ainsi. Mais l’âme procède à l’égard des actes comme en ce qui concerne les perceptions ; c’est sans contrainte (aniyamena) qu’elle recueille les perceptions agréables ou désagréables, et c’est sans contrainte qu’elle accomplit les actes qui lui plaisent ou qui lui déplaisent. Et si l’on prétend que cette analogie va contre son but, parce que l’âme n’est pas libre dans le fait de la perception, attendu qu’elle dépend en cela des sens, il convient de répondre que les sens n’ont d’autre tâche que celle de déterminer la nature des objets, mais que la perception même est uniquement le fait de l’âme qui l’accomplit au moyen de l’intelligence dont elle est douée. Du reste, l’âme, dans ses actes, n’est pas absolument libre, parce qu’elle a à tenir compte des différentes conditions de lieu et de temps. Enfin l’âme individuelle aurait-elle à compter avec ses auxiliaires pour l’accomplissement de ses actes, que son activité et la liberté de son choix entre les actes agréables ou désagréables n’en seraient point entravées, car, bien qu’un cuisinier se serve de combustible, d’eau, etc., il n’en est pas moins vrai que c’est lui qui fait la cuisine[1].

Les védântins ajoutaient encore qu’en considérant la buddhi comme l’agent, on ne pourrait plus voir en elle un organe, car tout agent nécessite un organe pour l’exécution de ses desseins, et la buddhi ne saurait être l’un et l’autre en même temps[2].

L’activité dont sont douées les âmes individuelles ne tient pourtant pas essentiellement à leur nature ; autrement, elles ne pourraient pas plus s’en séparer que le feu ne se sépare de la chaleur, et elles n’obtiendraient jamais le souverain bien, qui consiste précisément pour elles à cesser d’être actives, car c’est de l’action que dérivent toutes les vicissitudes qu’elles éprouvent dans le cercle de la transmigration. Pour être délivrées, c’est-à-dire pour avoir la conscience de leur identité avec Brahma en perdant celle de leur personnalité, elles doivent être définitivement purifiées, éclairées et détachées, ce qui ne saurait avoir lieu si on les supposait essentiellement actives. Les âmes individuelles ne doivent donc leur activité qu’à la fausse attribution et à leur union avec les organes (upâdhi). Au point de vue de l’activité qu’elles possèdent, elles peuvent être comparées à des charpentiers qui exécutent leurs travaux au moyen d’instruments, comme des haches, etc. Les organes, tels que le manas, etc.,

  1. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 33.
  2. id., ibid., II, 3, 38.