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créées, et l’on ne saurait arguer, disent les védântins, du fait qu’elles sont distinctes pour affirmer qu’elles sont des modifications ou des créations[1], car les âmes individuelles, nous l’avons vu aussi, ne sont pas distinctes. Si elles semblent l’être, cela tient aux organes de l’entendement dont elles sont enveloppées et qui font que Brahma, sous la forme d’âme individuelle, ressemble à l’homme à qui l’amour d’une femme a ôté la possession de soi-même[2]. Les âmes individuelles ne meurent pas plus qu’elles ne naissent. C’est seulement dans un sens métaphorique qu’il peut être question de leur naissance et de leur mort[3]. Étant identiques à Brahma, l’être intelligent par excellence, les âmes individuelles sont elles-mêmes intelligentes. Elles sont des surveillantes que tiennent en cage le corps et les sens[4]. Dira-t-on que, si elles sont intelligentes et constamment intelligentes, les sens sont inutiles ? Cette objection prouve simplement qu’on perd de vue que les sens ont une tâche spéciale qui consisté à distinguer les différentes espèces d’objets. Quant à dire que les personnes profondément endormies ne pensent pas et que par conséquent les âmes individuelles ne sont pas constamment intelligentes, c’est oublier que l’absence de pensée résulte alors de l’absence des objets et non pas de l’absence de la faculté de penser. Il en est en pareil cas de cette faculté comme de la lumière qui réside et existe constamment dans l’éther, quoiqu’elle ne se manifeste qu’en présence d’objets qui doivent être éclairés, ou qui sont brillants (prakâcya)[5].

Les âmes individuelles ne sont pas des atomes (anavas), comme certains le prétendent. D’abord, puisqu’elles sont identiques à Brahma, elles sont comme lui omniprésentes. À un autre point de vue, si les âmes individuelles étaient des atomes, comment expliquer la sensibilité du corps entier ? Ce serait une erreur de prétendre que ce fait tient à ce que le sens du toucher règne dans tout le corps, car la douleur qu’on éprouve dans l’endroit seul où l’on s’est piqué avec une épine, par exemple, prouve que toutes les parties du corps ne sont pas solidaires au point de vue du toucher. Il en résulte que c’est l’intelligence qui est distribuée dans le corps entier ; or, comme l’intelligence est une des qualités des âmes individuelles, et que la qualité ne saurait se séparer du qualifié, il faut en conclure que les âmes individuelles étant répandues dans le corps entier ne sont pas des atomes[6].

  1. Cf. plus haut.
  2. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 47.
  3. id., ibid., II, 3, 16.
  4. id., ibid., II, 3, 17.
  5. id., ibid., II, 3, 18.
  6. id., ibid., II, 3, 29.