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anciens sages n’ont pas évoqué, par le seul effet de leurs méditations et grâce à l’emploi de leur puissance, des créatures corporelles, des palais, des chars, etc. ? Les légendes sacrées en témoignent. Ne voit-on pas aussi que l’araignée tire de son propre corps le fil dont elle fait sa toile[1] ?

Dira-t-on, d’autre part, qu’il est inexplicable que Brahma, dont tous les désirs sont accomplis, ait pu créer le monde, car tout être intelligent agit en vue d’un but à atteindre, et Brahma, qui est l’intelligence infinie, ne pouvait en avoir aucun en le créant ?

Mais les rois et les ministres qui sont au comble de leurs vœux n’en agissent pas moins en vue de leurs plaisirs ; ils s’adonnent aux jeux et aux divertissements sans avoir en perspective aucun but précis. Du reste, et pour passer à un autre ordre d’analogies, les fonctions des organes respiratoires, l’inspiration et l’expiration ne s’exercent-elles pas naturellement, spontanément, et sans qu’il y ait là d’autre but à atteindre que l’acte même de la respiration ? C’est ainsi que Brahma lui-même a créé le monde, sans obéir à d’autres mobiles qu’au plaisir qu’il éprouve à accomplir les actes auxquels il se livre et sans nourrir de desseins étrangers à ces actes[2].

Mais, de même que l’existence des âmes individuelles au sein de la création semble, ainsi que nous l’avons vu, indépendante de la volonté de Brahma, les conditions auxquelles elles y sont soumises sont soustraites à sa puissance directe. C’est ce qui permet aux védântins de repousser les reproches d’iniquité et de méchanceté qu’aurait encourus Brahma, d’après leurs contradicteurs, en créant des êtres tout à fait heureux, comme les dieux, d’autres tout à fait malheureux, comme les animaux, et d’autres enfin qui sont à demi heureux et à demi malheureux, comme les hommes, — en un mot, en permettant l’existence du mal. Brahma, répondent-ils, pourrait être accusé d’iniquité et de méchanceté s’il n’avait eu aucune raison pour en agir ainsi. Mais c’est parce que compte est tenu du juste (dharma) et de l’injuste (adharma), c’est-à-dire de la manière dont les créatures remplissent ou non leurs devoirs, qu’elles se trouvent soumises aux conditions diverses dont on les voit entourées dans le cercle de la transmigration. L’action de Brahma à leur égard ressemble à celle de la pluie à l’égard des plantes, qui en favorise la croissance d’une manière générale, tandis que les caractères génériques qui les distinguent dépendent d’une cause toute spéciale, qui est la semence. Il en est de même pour les créatures : l’impulsion qu’elles subissent généralement est le fait de Brahma ; mais le rôle particulier et modi-

  1. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 24 et 25.
  2. id., ibid., II, 1, 32 et 33.