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regnaud. — études de philosophie indienne.

Ils se servaient encore de la comparaison suivante pour montrer l’identité de la cause et de l’effet, ou de Brahma et de l’univers. Dans une syncope qui résulte de la suspension du jeu de la respiration, les esprits vitaux ne conservent qu’un de leurs effets, qui est la conservation de la vie proprement dite, tandis que leurs autres effets, comme les différents mouvements du corps, sont momentanément supprimés ; mais ces effets reparaissent dès que la respiration a repris son libre cours. Il convient d’en conclure (en se plaçant au point de vue de la théorie qui attribue les mouvements organiques à l’action des esprits vitaux) qu’ils sont, pris séparément, dans la relation d’effets identiques à une cause générale qui réside dans leur ensemble, puisque leurs effets particuliers sont soumis à des intermittences inexplicables si l’on n’admet pas leur union temporaire, qui n’est accompagnée alors que d’un unique effet. Il en est de même de l’ensemble des effets, ou de l’univers, à égard de la cause suprême[1].

Si l’on fait abstraction de Brahma ou de cette cause suprême, tous les effets s’anéantissent, comme s’anéantirait la réalité des différents objets faits de terre, tels que les pots, les cruches, les vases, etc., si l’on faisait abstraction de la terre elle-même dont ils sont formés. Il ne reste que le nom, la chose a disparu[2].

Après avoir exposé cette conception panthéistique, les Brahma-Sûtras répondent aux objections qu’elles provoquent chez leurs contradicteurs, et ces réponses contribuent encore à éclairer leurs idées ontologiques.

Pour faire des pots ou de la toile, leur disait-on, les potiers et les tisserands se servent de terre, de bâtons, de roues, de fil, etc., bref de différents matériaux et de différents instruments. Comment Brahma a-t-il pu produire le monde sans matériaux et sans instruments ? Çankara répond au nom des védântins que Brahma a produit le monde sans avoir besoin d’auxiliaires, par une transformation (vikara) de sa propre nature, semblable à celle que subit le lait pour se changer en petit-lait et l’eau pour former de la glace. C’est en vain, du reste, qu’on prétendrait que c’est sous l’influence de la chaleur que le lait devient petit-lait : la chaleur ne fait qu’accélérer une transformation qui s’effectuerait spontanément, sans elle. Si la nature du lait, en effet, ne comportait pas la faculté de se transformer en petit-lait, la chaleur ne la lui donnerait pas, car l’air et l’éther, par exemple, ont beau être soumis à la chaleur, ils ne se transforment pas en petit-lait pour cela. D’autres exemples viennent encore à l’appui de la thèse védântique. Est-ce que les dieux et les

  1. Çankara. Com. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 20.
  2. id., ibid., II, 1, 14.