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inconciliable avec celle d’êtres multiples qui sont chacun quelque chose. En considérant, comme le faisaient les védântins, l’existence de l’être absolu comme un a priori indiscutable, le seul moyen rationnel de s’en tirer était de supposer la non-réalité objective de ces êtres, et c’est l’explication qu’ils finirent par adopter. En un mot, la distinction de sujet et d’objet sur laquelle repose la conscience individuelle, ou le sentiment de la personnalité, résulte, d’après eux, d’une conjecture gratuite et erronée (adhyâsa ou adhyaropa). Çankara résume cette théorie avec une précision parfaite dans la préface de son commentaire sur les Brahma-Sûtras.

« Étant admis, dit-il, qu’il n’y a pas rapport de différence réciproque entre l’objet et le sujet auxquels s’appliquent (respectivement) les idées tu et moi, idées dont la nature est opposée comme celle des ténèbres et de la lumière, à plus forte raison n’y a-t-il pas rapport de différence réciproque entre les choses qui en dépendent. Il en résulte que c’est par fausse attribution qu’on suppose l’existence de l’objet, auquel s’applique l’idée tu, et des choses qui en dépendent à l’égard du (m. a. m. dans) un sujet, qui consiste dans l’intelligence et auquel s’applique l’idée moi. Réciproquement, il convient de constater que c’est une erreur d’attribuer l’existence du sujet et des choses qui en dépendent vis-à-vis de l’objet. Malgré cela, on attribue faussement à l’un et à l’autre cette réciprocité de nature et d’attributs, et, mélangeant le vrai et le faux, on en vient à dire, par l’effet de la notion erronée et innée d’un sujet et d’un attribut complètement distincts, quoique en réalité ils ne le soient pas l’un de l’autre : moi, cela, cela est à moi. »

Après avoir indiqué les effets de la fausse attribution, Çankara en relate les différentes définitions suivantes : « La fausse attribution repose sur la mémoire et consiste dans l’imputation de l’apparence (ou de l’idée) d’une chose qu’on a vue précédemment (dans une naissance antérieure) à une chose qui lui est étrangère. D’après d’autres, ajoute-t-il, il y a fausse attribution quand on impute à une chose ce qui appartient à une autre ; d’autres disent que la fausse attribution d’une chose à une autre chose est une erreur reposant sur l’idée d’une différence (qui n’existe pas) en cette chose ; d’autres enfin prétendent que la fausse attribution d’une chose à une autre chose est l’idée de la qualité qu’a cette chose d’avoir un attribut qui ne lui convient pas réellement. Quoi qu’il en soit, aucune de ces définitions n’est incompatible avec celle qui consiste à voir dans la fausse attribution l’application à un objet des attributs d’un autre objet. Du reste, l’expérience commune fournit des exemples de la fausse attribution. Ainsi, c’est une fausse attribution de prendre pour