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que, depuis l’invention des quinquets, du gaz et du pétrole, nous ne concevons plus de lecture possible aux rayons pâles et vacillants d’une lampe ou d’une chandelle, comme naguère c’était l’usage encore ? Enfin l’âge affaiblit notre vue ou nous rend durs d’oreille.

Arrêtons-nous un instant sur ce dernier genre d’affection, pour y trouver la confirmation des théories qui précèdent. Si la surdité imparfaite est due, comme je viens de la définir, à un déplacement du point de l’équilibre naturel, les sourds doivent mieux entendre au milieu du bruit. En effet, admettons, pour fixer les idées, que ce soit pour les bruits dont l’intensité se maintient aux environs de 100 que les contrastes soient le plus facilement perçus. Il s’ensuit qu’on saisira, par supposition, une différence d’une unité, et qu’on distinguera d’un bruit égal à 100 les bruits égaux à 99 ou à 101 ; tandis qu’on pourra confondre même les bruits 50 et 49 ou 51, qui pourtant diffèrent aussi d’une unité et dont les contrastes sont, par conséquent, relativement plus forts. De sorte que si, à côté de ces derniers bruits, on en fait entendre un autre égal à 50, ce qui revient à les produire au milieu d’un certain tapage, ils deviendraient distincts. Or percevoir un son quelconque c’est juger qu’il se détache sur d’autres sons concomitants dont l’existence est incontestable et qui proviennent tant de nous que de l’extérieur, mais auxquels nous sommes le plus souvent tellement habitués que nous n’en avons pas conscience. Si l’on songe, en effet, à la multitude des ébranlements qui se font dans la nature et qui se propagent indéfiniment à travers l’air et les autres milieux élastiques, le monde doit être considéré comme un orchestre immense dont la voix puissante nous échappe, parce qu’elle fait, pour ainsi dire, partie de notre être. Les animaux, insectes, poissons, mammifères, qui vivent dans les environs de la chute du Niagara, entendent-ils encore le fracas de la cascade ? Donc, ne pas entendre un bruit déterminé, c’est être incapable de le percevoir d’une manière distinctive sur le fond sonore de notre sensibilité.

Si cela est exact et si nous représentons aussi par 100 ou tout autre nombre la valeur de cette sonorité inaperçue, les oppositions que nous avons tantôt caractérisées par les nombres 100 et 99 ou 101, 50 et 49 ou 51, dont les deux premières seules sont, par supposition, percevables, deviennent en fait 200 et 199 ou 201, 150 et 149 ou 151. Or, disons-nous, chez le sourd, le point de l’équilibre naturel n’est plus 100, mais, par exemple, 150. Il arrive dès lors qu’il peut ne pas percevoir les contrastes 200 et 199 ou 201 qui sont trop éloignés de la position de son équilibre naturel, mais que, si l’on ajoute de part et d’autre un bruit égal à 50, ces mêmes contrastes,