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delbœuf. — la loi psychophysique

sauts ne font pas qu’entre deux positions qui se suivent il n’y ait pas une infinité d’intermédiaires possibles. Nous les concevons sans doute, mais nous ne les percevons pas. Il y a plus : nous ne voyons pas nécessairement tous les sauts qui se produisent sur le cadran. L’aiguille des heures, celle des minutes font autant d’enjambées brusques que l’aiguille des secondes : seulement on ne les voit pas, et, pour notre œil, leur mouvement se décompose en étapes successives comprenant un plus ou moins grand nombre de ces sautillements. Ainsi, tout bien considéré, les caractères du mouvement perçu sont de même nature que ceux du mouvement réel.

Ce que nous disons du mouvement — phénomène extérieur — s’applique exactement au changement — phénomène intérieur. Ici encore, nous concevons le passage indéfiniment ménagé d’un état à un autre, mais nous ne percevons que des différences finies. La sensibilité est une force incessamment changeante ; mais les changements n’y sont pas plus qu’ailleurs uniformément continus : ils ont leurs moments d’activité et leurs moments d’affaissement, et on ne ressent que les chocs intermittents, les différences effectives[1], les différences finies entre le point de départ et le point d’arrivée ; la transition passe inaperçue devant la conscience.

Je ne voudrais pas d’ailleurs avoir l’air d’expliquer ce que je ne comprends pas moi-même, ni de lever des contradictions qui ont fait le désespoir de tous les penseurs. Je sais que, prises à la lettre, les expressions de moments inconscients de la sensation constituent, comme le dit Fechner, un non-sens. Mais je ne sais comment m’exprimer autrement. Je conçois bien la sensation comme ayant la faculté de s’accroître d’une manière continue ; mais les différences finies frappent seules l’esprit, et les différences intermédiaires aussi finies et en nombre indéfini restent non perçues. C’est cet état que, faute d’un meilleur mot, j’appelle la phase inconsciente de la sensation. Je veux faire ressortir que les phénomènes sensibles ne diffèrent pas en cela des phénomènes matériels. Ils sont continus, en ce sens que tous les changements s’y tiennent ; mais, par contre, ils sont discontinus, en ce sens que ces changements ne s’y suivent pas d’une manière uniforme et présentent des phases de ralentissement et des phases d’accélération, des phases en puissance et des phases en acte, des phases de préparation et des phases d’action.

Que de fois ces pensées me sont venues à l’esprit en contemplant dans les beaux jours d’été le coucher du soleil derrière les collines qui longent la Meuse ! L’astre descend majestueusement ; il

  1. Voir Théor. de la sensib., p. 56 sqq.