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herbert spencer. — études de sociologie

hésiter s’il en est embarrassé, ou sa femme si elle l’offense, et quelquefois très-fier de sentir qu’on le reconnaît pour le meurtrier de certains membres de sa tribu, le sauvage n’a aucune idée distincte du bien et du mal abstraits. Les plaisirs et les peines que le bien ou le mal procurent immédiatement sont les seules raisons qu’il ait d’appeler les choses bonnes ou mauvaises. C’est pour cela que l’hostilité et les souffrances qu’elles lui infligent excitent en lui le même sentiment, que l’agresseur vienne du dehors de la tribu ou du dedans : l’ennemi et le criminel se confondent. Cette confusion, qui nous paraît étrange de nos jours, se fera mieux comprendre si nous nous rappelons que, même aux premiers temps de l’histoire des nations civilisées, les groupes de famille qui formaient les unités du groupe national étaient en grande partie des sociétés indépendantes, placées les unes en regard des autres en des situations assez semblables à celle d’une nation en face d’une autre nation ; qu’elles avaient leurs petites guerres de revanche, comme la nation a ses grandes guerres de revanche ; que chaque groupe familial était responsable à l’égard des autres groupes familiaux des actes de ses membres, comme chaque nation l’est à l’égard des autres pour les actes de ses citoyens ; qu’on tirait vengeance en frappant des membres innocents d’une famille coupable, comme on tirait vengeance en frappant des citoyens innocents d’une nation coupable ; enfin que l’auteur de l’agression interfamiliale, correspondant au criminel des temps modernes, se trouvait dans une situation analogue à celle de l’auteur d’une agression internationale.. Il est donc naturel qu’il fût traité de même. Nous avons déjà vu comment, au moyen âge, les têtes des ennemis de la famille (assassins des membres de cette famille ou voleurs de sa propriété) étaient exposées comme trophées. Enfin la loi salique nous apprend « qu’il y avait auprès de chaque manoir un gibet, comme il y en avait un auprès des tribunaux publics. » Mais comme, en même temps, on rapportait du champ de bataille les têtes des ennemis tués et qu’on les exposait, comme, au dire de Lehuérou, sur l’autorité de Strabon, on clouait quelquefois ces têtes sur la principale porte du logis à côté de celles des ennemis privés, nous voyons que la confusion de l’ennemi public et de l’ennemi privé se trouvait associée à l’usage de prendre des trophées sur l’un et l’autre. On peut retrouver une association analogue dans les coutumes des Juifs. Judas ordonne de couper la tête et la main de Nicanor, et les porte à Jérusalem comme trophées ; c’était la main que le vaincu avait étendue quand il prononçait ses orgueilleux blasphèmes. Le traitement infligé au criminel étranger trouve son pendant dans celui que David fait subir à des