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herbert spencer. — études de sociologie

de leurs chefs, et c’est toujours après la mort de l’un de leurs rajahs que les Koukis font ces razzias.

En preuve de ce que la possession de ces hideuses marques de victoire donne l’influence dans les relations sociales, citons le passage suivant de Saint-John : si les Pakatans et les peuplades de Bornéo font la chasse aux têtes, ce n’est pas tant pour accomplir une cérémonie religieuse que pour attester leur bravoure et montrer qu’ils sont des hommes. Dans leurs querelles, il est une chose qu’on entend toujours : « Combien ton père ou ton grand-père ont-ils coupé de têtes ? Moins que les miens ? Alors tu n’as pas à t’en enorgueillir. »

Mais la tête d’un ennemi est d’un volume embarrassant, et, quand il faut faire beaucoup de chemin pour rentrer du champ de bataille, une question se pose : ne peut-on fournir la preuve qu’on a tué un ennemi en ne rapportant qu’une partie de sa tête ? En certains endroits, le sauvage a résolu la question, et il agit en conséquence.

Cet usage modifié et le sens qui s’y attache sont parfaitement compris des Achantis : chez eux, le général qui commande l’expédition envoie à la capitale les os maxillaires des ennemis tués, et, selon Ramseyer, « on célébra le 3 juillet des réjouissances pour dix-neuf charges de mâchoires qui venaient d’arriver du théâtre de la guerre en guise de trophée. » Les Tahitiens, à l’époque où ils furent découverts, enlevaient les mâchoires de leurs ennemis, et Cook en vit quinze, plantées au fond d’une maison. Il en est de même à l’île de Vate, où la grandeur du chef se mesure à la quantité d’os dont il peut faire montre. Quand « un des ennemis qui a mal parlé du chef » vient à être tué, « on suspend sa mâchoire dans la maison de celui-ci comme trophée : » c’est un avertissement menaçant pour tous ceux qui le ravalent en paroles. Nous trouvons un autre exemple de cet usage, et aussi de son influence sociale, dans un récit tout récent relatif à une autre race de Papous qui habite Boigu, sur la côte de la Nouvelle-Guinée. « Par nature, écrit M. Stone, ces peuples sont sanguinaires et belliqueux entre eux ; ils font souvent des incursions dans le Big Land et en rapportent en triomphe les têtes et les mâchoires de leurs victimes ; la mâchoire devient la propriété du meurtrier, la tête celle de celui qui l’a tranchée. Aussi regarde-t-on la mâchoire comme le plus précieux trophée, et plus un homme en possède, plus il est grand aux yeux de ses compagnons. » On peut ajouter que des Tupis de l’Amérique du Sud portent des trophées d’un genre analogue. Pour honorer un guerrier victorieux, « chez certaines tribus, on lui frotte le poignet avec les yeux du mort, et on lui en suspend la bouche au bras en guise de bracelet. »