Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, V.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
116
REVUE PHILOSOPHIQUE

qui exigea quatre-vingt-dix mille têtes de Bagdad. Parmi les modernes, les plus remarquables nous viennent du Dahomey. « La chambre à coucher du roi de Dahomey, dit Burton, était pavée de crânes de princes et de chefs des pays voisins, de sorte que le roi les foulait aux pieds. » Selon Dalzel, quand le roi dit qu’ « il lui faut du chaume pour le toit de sa maison », cela signifie qu’il donne l’ordre à ses généraux de faire la guerre, par allusion à la coutume de placer les têtes des ennemis morts dans la bataille, ou des prisonniers de marque, sur les toits des corps de garde de la porte de ses palais. »

Assez d’exemples ; voyons maintenant comment cet acte de couper la tête comme trophée est le point de départ de l’un des moyens employés pour fortifier la puissance politique ; disons comment il devient un facteur des cérémonies religieuses, et comment il entre dans les rapports sociaux comme moyen de gouvernement. On ne saurait douter que les pyramides et les tours de têtes coupées que Timour érigea aux portes de Bagdad et d’Alep n’aient affermi sa domination par la terreur qu’elles inspiraient aux peuples subjugués, et par la crainte dont elles frappaient ses troupes à la pensée de la vengeance que le maître saurait tirer de leur insubordination. Il est évident aussi que l’idée que le roi de Dahomey habite une demeure pavée et décorée de crânes est de nature à inspirer de la crainte à ses ennemis et l’obéissance à ses sujets. Dans le nord des îles Célèbes, où, avant 1822, « le principal ornement des maisons des chefs était composé de crânes humains », ces témoignages des victoires qu’ils avaient remportées dans la guerre, servant de symbole à leur autorité, ne pouvaient manquer d’exercer une influence au point de vue du gouvernement.

Nous avons aussi des preuves formelles que l’on offre des têtes aux morts en manière de propitiation, et que la cérémonie de cette offrande fait partie d’un quasi-culte. Le peuple dont nous venons de parler en dernier lieu nous en offre un exemple. « Lorsqu’un chef meurt, il faut décorer sa tombe de deux têtes fraîchement coupées, et, si l’on n’a pas des ennemis qu’on puisse immoler, on sacrifie des esclaves en cette occasion. » Il en est de même chez les Dayaks, race avancée à bien des égards, mais qui a conservé cet usage sanctifié par la tradition : « le vieux guerrier ne put demeurer dans sa tombe tant que ses parents n’eurent pas coupé une tête en son honneur. » Chez les Koukis du nord de l’Inde, le sacrifice de la décapitation va encore plus loin. Ils font des excursions dans les plaines pour se procurer des têtes. « On sait qu’en une seule nuit ils en ont coupé cinquante. » On s’en sert dans les cérémonies des funérailles