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poésie. En ce qui concerne cette dernière, c’est une prétention étrange que de vouloir fixer d’avance quels sont les éléments abstraits et les objets concrets qu’elle admet, quels sont ceux qu’elle exclut. Il est possible que certains mots, certains objets doivent rester confinés dans la prose à perpétuité, mais il faut se garder d’en trop grossir la liste ; la poésie gagne à étendre son domaine, elle rencontrera dans ces effets indéfiniment variés « un maximum de stimulation et un minimum de fatigue », qu’elle n’eût pas rencontrés certes dans les limites étroites où on la tenait autrefois enfermée. Nous sommes guéris en France de ces scrupules excessifs, de cette pruderie exagérée qui défendent, paraît-il, en Angleterre, de faire figurer dans la poésie les noms des villes américaines comme trop modernes. Et quand Musset écrit :

Le soir, derrière vous, j’écoute au piano
Chanter sur le clavier vos mains harmonieuses ;

nous ne trouvons pas comme M. Grant Allen que le piano se refuse à un effet poétique, pour cette même raison qu’il n’a commencé à être usité sous ce nom qu’au xviiie siècle.

Nous attendions de cette seconde partie une étude de la faculté créatrice et constructive (comme l’a appelée Bain) dans ses manifestations principales. Il y aurait là une étude très-intéressante et neuve à entreprendre des principales voies par lesquelles l’expression de nos sentiments se fait jour, et des grandes familles d’œuvres esthétiques qui ont mérité ou méritent, sans l’avoir obtenue, une place à part dans la classification des arts. Cette conception de la deuxième partie aurait eu l’avantage d’être avec la première en exacte symétrie ; la première ayant étudié l’Impression produite sur nous par le beau naturel, il convenait que la seconde étudiât l’Expression du beau par notre propre organisme ; et quant à la classification des arts supérieurs il eût fallu discuter celle qui a été proposée[1], et qui paraît heureuse, en arts plastiques (architecture, sculpture, peinture) et arts rhythmiques (danse, musique, poésie). Les racines physiologiques de chacun de ces grands moyens d’expression eussent été recherchées par l’auteur, si éminemment propre à cette tâche, et c’eût été un chapitre plein d’intérêt. Car l’homme, l’individu humain avec ses besoins essentiels et, quoi qu’en dise M. Grant Allen, avec ses fonctions vitales dominantes (nous voulons dire celles de la vie de relation) est le principe de tous les arts. À l’origine ils étaient tous renfermés comme en germe dans son organisation physique, la sculpture dans son attitude, la peinture dans sa coloration, bientôt rehaussée par le tatouage, la danse, la musique et la poésie, dans ses mouvements, ses chants et sa parole. Comment, sous l’impulsion de quel besoin en sont-ils détachés de sa personne ? Y a-t-il une raison physiologique qui pousse l’homme à objectiver sa pensée, à lui donner une forme en dehors de lui ? — Que si de tels problèmes paraissent étrangers au sujet choisi, pourquoi n’avoir

  1. Voir Gauckler. Le beau et son histoire, Bibliothèque de philosophie contemporaine. Germer Baillière, in-18, 1873.