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Et dans tous les cas, pour connaître son moi, V. devra penser que ses sentiments, ses idées personnelles lui sont devenues étrangères, et sont exprimées par tel ou tel orateur qu’il connaît, qu’il a entendu un jour ou qu’il imagine. Ainsi sa doctrine même ne lui paraîtra bien personnelle que sous une forme d’imitation.

Il nous faut choisir un cas plus simple et plus général. Si V. va faire une conférence, pour la première fois, où il défendra sa théorie il peut être intimidé, préoccupé à la pensée de cette conférence. Il se demande quelle est l’impression qu’il va produire, comment on le jugera, si sa voix est assez nette et si ses gestes ne sont pas ridicules. Il veut savoir comment il est vraiment, quel est son moi : et pour cela il ne se demande pas quels sont les sentiments plus ou moins confus d’intimidation ou de hardiesse qu’il éprouve. Non, il se demande comment les autres le verront, comment sera son allure, ses traits, sa voix. Ainsi, pour se rendre compte de son moi, il imagine qu’il est un autre et qu’il se regarde du dehors. Il pourra se demander : « Comment me trouverais-je si je me rencontrais dans la rue ? » C’est une question très délicate.

Ou bien encore V. se mettra devant sa glace et pensera qu’il voit un étranger. Ou bien encore il pariera et s’écoutera parler. Et dans l’idée du moi qu’il évoquera ainsi, sans doute il rappellera ses impressions, les sentiments qu’il a éprouvés, qui se sont traduits sur sa figure ou dans ses mots. Mais ces impressions, ces sentiments, il cherche maintenant à les connaître du dehors, il leur donne une forme et des traits imités de telle ou telle personne, il les habille d’un costume étranger. Et toutes les idées du moi que nous nous faisons ainsi veulent sans doute dire que nous sommes, quoi qu’il en semble, quelqu’un comme tous les autres.

§ 4. Ce que nous avons recherché jusqu’ici c’est surtout comment se formait une nouvelle idée du moi. Mais il est une idée de la personnalité que toutes les autres supposent logiquement, et qui est plus commune en ce sens qu’on la trouve dans les livres de philosophie. C’est cette idée très générale, très abstraite, rare sans doute dans la vie de tous les jours, que nous sommes une personne une et permanente, que nos sentiments et nos idées se rattachent, pour ainsi dire, à un centre unique dont elles dépendent.

Cette idée provient-elle aussi d’une imitation ? Il faut remarquer que nous l’avons d’une manière bien plus nette s’il s’agit des autres que s’il s’agit de nous. Cette personne que je connais depuis son enfance, celle-là que je rencontre tous les jours dans la rue, je sais bien qu’elle n’a pas changé, qu’elle est restée la même, et que si je lui parle c’est bien à elle que je m’adresserai. Et c’est là une condition nécessaire des rapports que je puis avoir avec elle. Mais, moi, suis-je encore ce que j’étais il y a cinq ans, n’ai-je pas changé du tout au tout ? Est-ce que mon passé ne m’est pas continuellement devenu étranger ? Amiel écrit dans son journal : « Je sens fuir sans cesse, se